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Dans les années 1990, Bigas Luna et Vicente Aranda sont les seuls à évoquer ce thème dans deux mélodrames : Les vies de Loulou (Las edades de Lulú, 1990) et La pasión turca (1994). Toutefois, ils le font très timidement ou juste pour séduire le public grâce au contenu érotique. Par exemple, dans La pasión turca, Aranda ne met pas en danger l'idée "d'identité nationale" car le personnage bisexuel est un étranger appelé Yamam (George Corraface), qui incarne le stéréotype de l'homme arabe machiste qui trahit l'héroïne.
Il faut attendre la fin du XXème siècle, et plus concrètement l'année 1999, pour voir apparaître de nouvelles représentations de la bisexualité masculine dans trois films espagnols : Segunda piel (1999) de Gerardo Vera, Sobreviviré (1999) d'Alfonso Albacete et David Menkes et Tout sur ma mère (Todo sobre mi madre, 1999) de Pedro Almodóvar. Ces mélodrames ont la particularité de représenter la bisexualité masculine non seulement dans la marginalité des périphéries, des boîtes de nuit ou des gares ferroviaires, mais aussi à l'intérieur de l'espace domestique. Ce changement de lieu de représentation se produit grâce à l'utilisation du mélodrame, étant donné que le genre permet de réfléchir à l'identité sociale et sexuelle des individus dans la sphère familiale.
Segunda piel et Sobreviviré témoignent de la même tendance du cinéma espagnol de la Transition démocratique - dont les titres les plus représentatifs sont El diputado (1978) d'Eloy de la Iglesia et La muerte de Mikel (1983) d'Imanol Uribe - : celle de cantonner la bisexualité au cliché de "l'homosexualité mal assumée ou réprimée". D'une part, Segunda piel nous raconte le dilemme d'un père de famille qui se rend compte qu'il éprouve du désir pour les hommes puisqu'il entretient une relation adultère avec un médecin incarné par Javier Bardem. Alberto (Jordi Mollà) ne veut pas quitter sa femme et son fils. Il se sent complètement vulnérable et perdu puisqu''il a échoué dans sa volonté de se conformer aux valeurs patriarcales (masculinité, paternité) que sa famille bourgeoise lui a imposées depuis son enfance. Il veut donner une image d'hétéro-normalité, non seulement à l'intérieur de la sphère familiale, mais aussi à l'extérieur car il a peur d'être considéré comme un maricón, un terme péjoratif utilisé pour désigner les homosexuels en Espagne. La figure paternelle dans ce film est incapable d'accepter sa nouvelle identité sexuelle et décide alors de se suicider en se jetant avec sa motocyclette contre une voiture. Le suicide apparaît comme l'unique solution pour cacher la bisexualité d'Alberto.
D'autre part, Sobreviviré nous montre le cas contraire, celui d'un jeune homosexuel, Iñaki (Juan Diego Botto), qui devient hétérosexuel, ou plutôt bisexuel - le film jouant sur cette "confusion sexuelle" - quand il tombe amoureux de Marga (Emma Suárez), une mère célibataire. De la même manière que I love you baby (2001), un film également réalisé par Alfonso Albacete et David Menkes, Sobreviviré nous parle de la "reconversion hétérosexuelle" d'un homme qui veut intégrer la sphère familiale, la bisexualité n'étant pas compatible avec une vie de famille. Le genre mélodramatique a tendance à féminiser, compliquer et déstabiliser l'identité du personnage masculin que désire l'héroïne, par exemple dans des mélos hollywoodiens comme Thé et sympathie (Tea and Sympathie, 1956) ou Tout ce que le ciel permet (All that Heaven Allows, 1955), l'érotisme étant typiquement associé au féminin.
Segunda piel et Sobreviviré véhiculent finalement un message un peu conservateur et très typique du mélodrame, en nous montrant les personnages contraints de choisir entre l'homosexualité ou l'hétérosexualité, la bisexualité n'étant pas complètement acceptée socialement. En revanche, dans Tout sur ma mère, le mélodrame est utilisé par Pedro Almodóvar de manière beaucoup plus subversive. Ce film nous parle de la volonté d'avoir un enfant d'une femme transgenre et toxicomane, Lola (Toni Canto), qui voudrait renoncer à sa vie dissolue (mais pas à son identité sexuelle) pour former une famille avec Manuela (Cecilia Roth). Ce père transgenre, qui avait incarné jusqu'alors une "traîtresse maléfique" exclue du cercle familial, devient à la fin du film un personnage positif puisque Manuela lui permet de reconnaître son fils et de le prendre dans ses bras pour quelques instants. Ainsi, Pedro Almodóvar s'attaque dans ce film à la morale bourgeoise de la mère de Sœur Rosa, incarnée par Rosa María Sardà, qui regarde scandalisée Lola en train de prendre dans ses bras son petit-fils. De plus, ce cinéaste critique la "loi de la différentiation sexuelle" (homme/femme) qui prédomine dans la famille patriarcale, et le machisme de Lola, en nous montrant que de nouvelles structures familiales matriarcales peuvent être créées.
Même si les nouvelles générations de réalisateurs préfèrent montrer la bisexualité féminine à l'écran - nous pensons par exemple à Carlos Vermut (Magical girl, 2014) - le thème de la bisexualité masculine a continué à intéresser les réalisateurs espagnols au cours de ces deux dernières décennies. Toutefois, Emilio Martínez-Lázaro (El otro lado de la cama, 2002), Alfonso Albacete et David Menkes (Mentiras y gordas, 2009) et bien évidemment Pedro Almodóvar, dans son dernier film comique Les amants passagers (2013), ont préféré aborder ce thème à travers la comédie ou le film musical, et non à travers le mélodrame, qui permettait de réfléchir à de nouvelles figures paternelles, et plus précisément, à la figure du père bisexuel ou homosexuel.
En Espagne, où l’Eglise catholique a joué un rôle prépondérant tout au long du XXe siècle, le seul modèle admis jusqu’à une époque récente a été celui de la famille nucléaire traditionnelle, fondée sur le mariage religieux indissoluble et dont la finalité est la procréation et l’éducation des enfants du couple. Cette Eglise ayant horreur de la... Lire la suite