Dossiers
López Vázquez naît à Madrid en 1922 au sein d’une famille très modeste. Son père quitte le foyer avant que le jeune José Luis ait atteint « l’âge de raison ». Il est élevé par sa mère, dont il déclarera qu’elle ne gagnait à l’époque pas plus de « trois pesetas par jour ». Cependant, l’acteur dira ne garder que peu de ressentiment vis-à-vis de cette enfance désargentée même s’il restera tout de même hanté par la peur de ne plus pouvoir gagner sa vie et de ne plus trouver de rôles. C’est un jeune homme distrait et rêveur qui aime inventer, improviser, s’évader.
A la fin de la Guerre Civile, il hésite entre le métier d’architecte ou de peintre, réalise des dessins et devient affichiste et scénographe pour le théâtre. C’est par ce biais, et alors qu’il n’a aucune formation de comédien, qu’il fait - par le plus grand des hasards - ses débuts sur les planches : il doit remplacer au pied levé un comédien indisponible. Il reconnaitra avoir appris le métier sur le tas (sobre la marcha), n’avoir pas eu de maître, ni fait appel à aucune forme de « méthode ». Passant progressivement du théâtre amateur à des compagnies professionnelles, il s’impose rapidement comme un excellent acteur dramatique. Son amour pour le théâtre ne le quittera jamais et il continuera à jouer sur scène malgré un parcours au cinéma plus que prolifique.
Sa rencontre avec Luis García Berlanga, au tout début des années 1950, sera décisive pour sa carrière d’acteur. Le cinéaste valencien, qui débute alors dans la profession et devient rapidement un réalisateur majeur du cinéma national (de surcroit très apprécié par la critique étrangère), lui offre ses premiers rôles au cinéma dès Esa Pajera Feliz (1951, coréalisation Berlanga/J. A. Bardem). Ils travailleront par la suite sur une douzaine de films jusqu’aux années 1990. Entre 1950 et 1960, il s’agit principalement de rôles secondaires pour López Vázquez mais ce dernier y fait déjà la démonstration de son grand talent comique dans des films à l’humour acéré comme autant de variations grinçantes sur la société espagnole. Il accompagne Berlanga dans ces deux célèbres opus du début des années 1960 : Plácido (1961) et El Verdugo (Le Bourreau, 1963). Pour ce dernier film, il semblerait que Berlanga et Rafael Azcona (scénariste) aient d’abord envisagé de donner le rôle principal à l’acteur madrilène, avant de céder face aux injonctions des coproducteurs italiens qui voulaient absolument imposer leur compatriote Nino Manfredi – excellent acteur au demeurant.
C’est le réalisateur italien, alors débutant et en « résidence » dans la péninsule, Marco Ferreri, qui lui offre son premier rôle principal à l’écran dans El Pisito (L’Appartement, 1959). L’inévitable Rafael Azcona en est encore le co-scénariste. Le thème du film : la crise du logement qui sévit en Espagne. On retrouve López Vázquez dans la seconde collaboration Ferreri/Azcona (El Cochecito/La Petite Voiture, 1960), mais cette fois-ci dans un petit rôle plus anecdotique.
Parallèlement à ces participations dans des productions qui s’exportent hors du seul territoire espagnol, l’acteur s’affirme aux yeux du public ibérique dans une quantité impressionnante de comédies populaires, à la qualité certes inégale, mais dont quelques-unes accompagnent toute une génération de spectateurs. C’est le cas de La Gran Familia (Fernando Palacios, 1962) ou encore de El turismo es un gran invento (Pedro Lazaga, 1967), reconnues comme particulièrement représentatives de la période du Segundo Franquismo, marquée par un essor économique important et un élan soudain de réformes sociales (qui seront bien vite abandonnées). Comme les titres des films l’indiquent, ce sont les thèmes de la famille et des mœurs d’une part, l’ouverture vers le tourisme international de masse d’autre part, qui sont au cœur dans ses deux grands succès. Petit, moustachu et dégarni, l’acteur incarne aux yeux du public el españolito medio (l’Espagnol moyen). On peut également citer deux comédies particulièrement intéressantes et toutes deux réalisées par José María Forqué : Atraco a las Tres (1963) et Un millón en la basura (1967). L’humour se veut ici plus référentiel, plus au vitriol et bénéficie en outre d’une réalisation très soignée. Le premier film est une parodie de braquage de banque comme on en trouve aussi dans le cinéma italien à la même époque. Une troupe d’acteurs incontournables du cinéma comique espagnol entoure López Vázquez : Cassen, Manuel Alexandre, Agustín González, Alfredo Landa, Rafaela Aparicio… On n’oubliera pas non plus de citer Gracita Morales et sa voix inimitable, partenaire récurrente de l’acteur madrilène dans bon nombre de comédies.
L’année 1967 est un tournant pour l’acteur. Son rôle dans Peppermint Frappé* (Carlos Saura) le fait sortir subitement de la comédie, genre dans lequel on aurait pu l’enfermer - un peu à la manière de son confrère Alfredo Landa. Ce premier rôle principal au sein de l’univers symbolique et ténébreux de Saura lui ouvre les portes de la reconnaissance internationale. Il y incarne (de manière allégorique) un personnage sournois et névrosé représentatif d’une certaine frange de la société que Saura égratigne de films en films, faisant face au charme troublant d’une jeune étrangère (Geraldine Chaplin) sortie tout droit d’un magazine de mode parisien que le personnage de López Vázquez épluche compulsivement. Là encore, surgissent les thèmes de l’ouverture vers l’international et du boom économique après les années d’autarcie, annoncés dès le titre qui fait référence à un cocktail en vogue venu de la capitale française. L’acteur avouera avoir eu besoin d’un temps d’adaptation sur le tournage pour composer avec un réalisateur d’une autre génération que la sienne et que celle des cinéastes avec lesquels il avait travaillé jusque-là. Ce qui ne l’empêchera pas par la suite de jouer de nouveau devant la caméra de Saura pour El Jardín de Las Delicias (Le Jardin des Délices, 1970) – où ses capacités d’expressivité font merveille pour incarner un riche homme d’affaires prostré à la suite d’un accident de la route – et La Prima Angélica (La Cousine Angélique, 1972). Serait-il nécessaire de mentionner que Rafael Azcona est de nouveau le scénariste de ces trois films ?
S’amorce alors une période faste d’une dizaine d’années où cet acteur stakhanoviste enchaine les rôles marquants, souvent pour le compte de jeunes réalisateurs doués et ambitieux. Sur la seule année 1971, il joue dans pas moins de 11 productions !
Il est notamment l’interprète principal de Mi Querida Señorita (Jaime de Armiñan, 1971), devenu un classique en Espagne et qui évoque avec beaucoup de tendresse et d’élégance la question de la transsexualité à la veille de la Transition Démocratique. C’est aussi (et surtout) une magnifique histoire d’amour entre deux êtres qui cherchent désespérément à s’aimer, mais sans savoir comment, puis se retrouvent - l’un avec l’autre autant qu’avec eux-mêmes - dans une réplique inoubliable prononcée par Julieta Serrano. Cette dernière illumine le long-métrage aux côtés de l’acteur. L’actrice Concha Velasco affirme que Dustin Hoffman se serait inspiré du jeu de López Vázquez pour préparer Tootsie. Dans El Bosque del Lobo (Pedro Olea, 1971), il incarne un buhonero (marchand ambulant) épileptique et assassin dans la Galice de la fin du 19ème siècle, qui élimine ses victimes lors de crises de folie qu’il attribue à sa lycanthropie, rumeur qui circule dans les villages à son sujet et dont il parvient à se convaincre lui-même sous le poids des croyances ancestrales en vigueur dans la région. Le film devient rapidement une référence pour le cinéma fantastique espagnol, bien qu’il ne contienne aucune scène de nature fantastique/surnaturelle. Certains passages violents du montage initial sont d’ailleurs censurés, sans altérer la force de l’œuvre. Inspiré par un fait divers, la qualité de la reconstitution et du travail sur la langue et la diction des acteurs pour figurer l’époque de l’intrigue sont tout à fait remarquables. Dans Habla, Mudita (Manuel Gutiérrez Aragón, 1973), il retrouve un rôle d’un « obsédé », un peu à la Peppermint Frappé. Vers la fin des années 1970, il joue de nouveau pour Luis García Berlanga dans sa trilogie dite du « Patriminio Nacional » qui débute par La Escopeta Nacional (1978). On regrettera sincèrement que bon nombre de ces films ne soient pas encore disponibles en DVD/Blu-ray français et restent de fait peu accessibles au public hexagonal (si des éditeurs DVD ou distributeurs de copies restaurées lisent ces lignes…).
A cette même époque, le grand réalisateur américain Georges Cukor (Indiscrétions, Une Etoile est Née, My Fair Lady) fait tourner López Vázquez dans Vacances avec ma Tante (Travels with My Aunt, 1972) d’après Graham Greene. Impressionné par son talent d’acteur, Cukor lui propose de le rejoindre à Hollywood. L’acteur décline humblement, évoquant des capacités limitées pour apprendre et jouer dans une langue étrangère, démontrant en creux son attachement à la production espagnole. Il ne s’en éloignera presque jamais en 60 ans de carrière.
La télévision lui donnera également l’opportunité de démontrer l’étendue de son registre de jeu. S’il ne fallait en donner qu’un exemple, nous ne pouvons pas manquer d’évoquer La Cabina (Antonio Mercero, 1972), téléfilm de trente-cinq petites minutes qui fera tant pour la renommée de la fiction espagnole à travers le monde. Réalisé par Antonio Mercero, sur une idée conjointe de José Luis Garci, ce court-métrage initialement imaginé comme un segment d’une série de fictions d’angoisse (13 pasos por lo insólito) à la manière de La Quatrième Dimension, est un chef d’œuvre du fantastique absurde. Imaginez plutôt : un quidam (López Vázquez) aperçoit au pied de son immeuble une cabine téléphonique qu’on a posée dans la nuit, s’y engouffre par curiosité, et ne peut plus en ressortir après que la porte se soit mystérieusement refermée sur lui ! S’en suivent de vaines tentatives menées par les autorités et certains riverains pour sortir le malheureux de cette situation fort inconfortable. Jusqu’au moment où les employés du service d’installation de la cabine viennent récupérer leur matériel et son occupant toujours captif pour le mener vers une destination inconnue… Alors que Mercero et Garci pensent d’abord à l’acteur José María Prada pour jouer le rôle principal, ils optent finalement pour López Vázquez en raison de ses talents de mime. C’est que l’idée brillante du film - et somme toute, tout à fait réaliste - réside dans son principe même : ainsi piégé dans la cabine, nous (spectateurs) ne pouvons plus entendre les paroles du « piégé ». Le jeu de l’acteur passe alors uniquement par sa gestuelle et l’expression de son visage. Et qui mieux que López Vázquez pour l’incarner. Beaucoup considèrent qu’il donnera à cette occasion sa plus grande interprétation. Le film est diffusé à plusieurs reprises par TVE en Espagne puis en Europe et aux Etats-Unis, où il ira même jusqu’à obtenir l’Emmy Awards du meilleur téléfilm en 1973 (soit quatre décennies avant le triomphe lors de cette même cérémonie de La Casa de Papel). Le film, au-delà de sa peinture tantôt amusée, tantôt acide, de la société espagnole (inefficacité des services de l’Etat et de la force brute, attitude passive et voyeuriste des voisins qui semblent s’amuser du malheur du prisonnier), expose une angoisse existentielle universelle : ne sommes-nous pas chacun dans nos vies « enfermés dans une cabine », au sens propre comme au figuré ? De plus, Mercero - fidèle à son plan esthétique - choisit une ambiance sonore diffuse pour les dialogues, dans l’esprit des films de Tati (influence revendiquée par Mercero), ce qui permet aux publics non-hispanophones/hispanistes de saisir le propos de l’action sans difficulté, uniquement à travers la force de l’image*.
A partir des années 1980, les rôles importants se font plus rares. On citera tout de même La Colmena (1982, Mario Camus) et Akelarre (1984, Pedro Olea, dont l’histoire vient de nouveau d’être adaptée au cinéma. López Vázquez en profite alors pour jouer énormément au théâtre dans des pièces à succès (Equus, Mort d’un commis voyageur).
Son dernier film pour le cinéma est ¿Y tú quién eres ? en 2007, pour lequel il retrouve Antonio Mercero.
En 2004, il reçoit un Goya d’honneur pour l’ensemble de sa carrière.
D’un caractère mélancolique et secret hors des plateaux, cette homme formidablement intelligent et fin avouera humblement « être un très mauvais acteur dans la vie ».
Quoi de mieux pour terminer que de (presque) paraphraser sa célèbre réplique dans Atraco a las Tres*** : José Luis López Vázquez, « un admirateur, un ami, un serviteur » du cinéma espagnol.
Filmographie sélective
El pisito (1959) de Marco Ferreri
Plácido (1961) de Luis García Berlanga
Atraco a las tres (1962) de José María Forqué
Un millón en la basura (1967) de José María Forqué.
Peppermint frappé* (1967) de Carlos Saura
El jardín de las delicias (1970) de Carlos Saura
Mi querida señorita (1971) de Jaime de Armiñan
El bosque del lobo (1971), de Pedro Olea
La cabina** (1972), de Antonio Mercero (téléfilm)
La prima Angélica (1972), de Carlos Saura
No es bueno que el hombre esté solo (1973), de Pedro Olea
Habla, mudita (1973), de Manuel Gutiérrez Aragón
La escopeta nacional (1977), de Luis García Berlanga
La colmena (1982) de Mario Camus
*disponible en streaming sur arte.fr jusqu’au 31/10/2021
https://www.arte.tv/fr/videos/101996-000-A/peppermint-frappe/
**disponible en version originale sur le compte Youtube de RTVE Archivo : https://www.youtube.com/watch?v=1H1_p6B4Ugo
***Fernando Galindo, un admirador, un amigo, un esclavo, un siervo (réplique improvisée par López Vázquez lui-même sur le tournage face au personnage de Katia Loritz)
Martin Vagnoni
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