Dossiers
Employé dans une usine de découpe de viande, Marcos vit solitaire entre misère et déprime, dans sa cité d'immeubles gris, malgré sa petite amie Paula. Un soir que les deux s'embrassent sur la banquette arrière d'un taxi, le chauffeur les fait sortir et gifle la jeune fille. Marcos le tue involontairement. Paula le poussant à aller voir la police, il la supprime également. Mais chaque nouveau meurtre entraîne un témoin que Marcos doit éliminer. Il va se retrouver ainsi au centre d'une spirale meurtrière à laquelle il ne pourra pas échapper.
Eloy De La Iglesia, l'enfant terrible de la fin du Franquisme et des années de transition
Cinéaste autodidacte et frondeur, le basque Eloy De La Iglesia (1944-2006) aura indéniablement secoué le cinéma espagnol pendant deux décennies en réalisant une vingtaine de films entre 1966 et 1987, avant de diriger sa dernière œuvre en 2003 (L'amant bulgare / Los novios búlgaros, soit dit en passant la seule disponible sur le marché vidéo français avant la sortie de la présente édition proposée par Artus Films). Sa carrière peut être grossièrement découpée en plusieurs « périodes », la plus célèbre restant celle dite des films « quinquis » du tout début des années 80 (voir notre précédent dossier). Mais avant cela, le réalisateur avait d'abord œuvré pendant les dernières années du Franquisme - à l'instar d'autres cinéastes importants pour échapper entre autres à la vigilance de la censure - dans le cinéma de genre. C'est de cette période marquée par le thriller que l'on rattache Cannibal Man. S'ouvriront ensuite les années de transition démocratique au cours desquelles il livrera la pleine mesure de son style frontal et subversif (mêlant sexe, politique et charge pamphlétaire dans un grand élan critique de l'époque). Dès ses premiers films, il déconcerte d'ailleurs une partie de la critique et des observateurs. On lui reproche alors son opportunisme commercial - ce dont il ne s'est jamais caché - et ses mises en scène baroques que certains jugent du plus mauvais goût. Nous avons vu quelques-uns de ces films pour préparer cette chronique et l'on est frappé de constater à quel point son projet artistique « d'auteur » se mêle aux conventions d'un ou plusieurs genres établis, pour mieux les pervertir de l'intérieur. Cinéaste des marges et de la transgression (les deux thèmes centraux développés par l'universitaire Laureano Montero dans sa thèse publiée en 2015 sur le réalisateur), Eloy De La Iglesia n'a pourtant jamais cherché à s'extirper du système économique et commercial du cinéma traditionnel, mais plutôt à amener la marge au centre de l'industrie.
Les thrillers horrifiques d'Eloy De La Iglesia (1971-1973)
C'est à ce titre que les trois films qu'il réalise entre 1971 et 1973 semblent – au premier abord - s'inscrire dans le genre alors en vogue du Giallo (1). C'est le cas en particulier de El Techo de Cristal (1971) qui en reprend de nombreux codes : tueur ganté et évoqué à l'aide de plans subjectifs, voyeurisme, héroïne isolée en proie à une machination réelle et/ou fantasmée, recours à un rebondissement final, etc. Cependant, un thème central et éminemment personnel s'y invite déjà indiscutablement : celui de la lutte pour briser les mécanismes de répression (du désir sexuel dans ce cas, car la protagoniste, délaissée par son mari, souffre de vivre dans son carcan d'épouse sage et dévouée). Le titre du film fonctionne à double sens (plafond de verre). Ce plafond de verre, c'est d'abord celui de l'intrigue criminelle du film (la jeune femme entend des bruits de pas sur la verrière qui surplombe son appartement et les interprète comme étant les preuves qu'un meurtre a été commis) et mais aussi celui , métaphorique, de l'empêchement normatif. Amour, pulsions et mort se mêlent dans un thriller campagnard aux touches surréalistes, assez composite mais original. Le rôle principal est tenu par Carmen Sevilla, actrice célèbre et jusque-là cantonnée dans des rôles innocents (dans par exemple La Belle de Cadix avec Luis Mariano !) que De La Iglesia « utilise » pour donner à son film une plus grande exposition commerciale. Et c'est un succès (plus d'un million de spectateurs en Espagne). Cela permet au réalisateur d'aborder avec une certaine confiance son prochain film : La Semana del Asesino (Cannibal Man), nous y venons juste après. Le troisième film de cette période, Nadie Oyó Gritar, généralement moins commenté que les deux titres précédents, s'oriente plus volontiers vers la comédie noire horrifique où il est toujours question d'un cadavre à faire disparaitre. Les interprètes principaux respectifs des deux œuvres précédentes sont réunis : Vicente Parra et Carmen Sevilla. L'influence de Hitchcock et des Diaboliques de Henry Georges Clouzot se fait plus que jamais ressentir, pour une intrigue qui cette fois s'inscrit dans un milieu intellectuel et raffiné, et en ce sens plus typiquement « giallesque ». Le retournement final et l'ultime plan sont particulièrement jouissifs. Ces atours de film de genre leur permettent de passer la censure sans trop de difficulté. Ce qui ne sera pas le cas de Cannibal Man... À la même époque, d'autres cinéastes, comme les Barcelonais venus du cinéma expérimental Vicente Aranda et Jorge Grau(2) ou le grand Juan Antonio Bardem (La corrupción de Chris Miller, 1973) s'essayent au cinéma horrifique pour survivre au sein de l'industrie du cinéma espagnol.
Cannibal Man (1972), œuvre maudite et inclassable
Premier film véritablement personnel de Eloy De La Iglesia - à la différence des deux autres thrillers mentionnés plus haut, il est l'initiateur du scénario - Cannibal Man délaisse cette tendance aux allusions plus ou moins masquées pour rentrer plus frontalement dans le cœur de ses obsessions et laisser exploser sa fougue subversive. L'intrigue du film se situe dans un cadre éminemment réaliste et quotidien (3), annoncé dès le titre espagnol qui résonne comme une chronique. Si les allégories demeurent, elles sont désormais si peu voilées que le scénario initial, ainsi que diverses moutures du montage, vont provoquer les foudres des censeurs. Dans un premier temps, le scénario est tout bonnement rejeté par la commission de censure, ce qui n'empêche pas De La Iglesia de tourner son film (dont d'aucuns imaginent qu'il ne sortira jamais). Après un bras de fer qui dure des mois et des mois, le film est finalement autorisé à sortir après avoir subi des dizaines de coupes (environ 15 minutes sont retirées par rapport à la « version intégrale » proposée aujourd'hui par Artus Films). Les scènes impliquant le voisin homosexuel de Marcos et la relation qu'il noue avec celui-ci sont retirées, ainsi que la scène qui suggère une connivence certaine entre la police et les classes les plus favorisées du pays. C'est d'ailleurs la première fois que le thème de l'homosexualité masculine est exploité aussi clairement dans l'œuvre du réalisateur et il reviendra de manière récurrente dans de nombreuses œuvres ultérieures. Un autre montage est diffusé à l'étranger (montage dit « américain », exclusivité du disque Blu-Ray) qui resserre l'histoire autour des éléments de genre pour attirer les circuits d'exploitation internationaux. Dans Cannibal Man, les différentes formes de répressions – qu'elles soient sexuelles, politiques ou sociales - sont évoquées cette fois sans ambages, et ce dès la séquence d'ouverture. La frustration et la mélancolie de Marcos se matérialisent sans aucune forme de préambule dans le décor de sa maison délabrée, située au bord d'un terrain vague délimité par des barres d'immeubles, offrant au passage une nouvelle expression visuelle de la marge et du rejet. L'élément déclencheur de la semaine sanglante du personnage principal sera d'ailleurs le refus du chauffeur de taxi de voir Marcos et sa petite amie s'enlacer dans sa voiture. Chaque personnage tué par Marcos le sera pour avoir voulu (en quelque sorte) rejeter ou réprimer le personnage. Les rejets ou déchets trouvent en outre une voie de transformation – plutôt que d'élimination – qui constitue l'idée la plus « intolérable » du film : pour se débarrasser des corps de ses victimes, Marcos va les injecter dans la nouvelle machine automatisée dont il se sert pour hacher la viande à son travail. L'image est on ne peut plus explicite. Le film développe surtout une tension inouïe (chaque mise à mort s'accompagne d'un fatalisme, dont Marcos est autant le jouet que l'instigateur) et démontre une détermination de la part du cinéaste, une sureté aussi dans ses effets, apportant une cohésion d'ensemble qui pouvait parfois manquer à ses autres thrillers, trop occupés à équilibrer d'une part les attendus du genre et d'autre part les propres velléités d'auteur de De La Iglesia. L'œuvre s'avère tout bonnement inclassable, inconfortable (dans le bon sens du terme) et surtout exceptionnelle dans sa facture. C'est également une farce - sans faire de mauvais jeu de mots ! - dont on retiendra quelques traits d'humour bouffon, comme le discours sur la modernisation de l'usine tenu par le patron de Marcos (joué par le vétéran Ismael Merlo) et absent dans la version espagnole sortie en 1974. Une modernisation qui agit comme un leurre, une hypocrisie : le nouvel atelier flambant neuf et immaculé où se trouve la fameuse machine, à l'instar des bombes désodorisantes que Marcos utilise pour atténuer l'odeur des corps en décomposition dans sa maison, servent à camoufler la corruption morale et la pourriture de la société qui fonctionne en circuit fermé, s'alimente de ses propres morts et de sa souffrance, nous indique en substance De La Iglesia. Vaste question donc, pour un film dont la sortie dans ce beau coffret est un véritable évènement.
Les suppléments de l'édition DVD/Blu-Ray
L'édition de Artus Films propose, en supplément du film, trois bonus principaux :
- Une présentation du film par Emmanuel Le Gagne, qui revient sur la carrière de Eloy De La Iglesia, et notamment sur ses thrillers qu'il considère comme le sommet de sa carrière.
- Une interview de Gaspard Noé, qui parle de sa découverte du film et insiste sur l'humour (certes d'un genre bien particulier) du film. Il établit au passage un lien avec la filmographie de Pedro Almodóvar, puisque l'on retrouve Eusebio Poncela (Nestor, le jeune voisin homosexuel et intellectuel marxiste de Cannibal Man) dans le premier film du réalisateur manchego faisant de l'homosexualité son sujet central (La Loi du Désir, 1987)
- Un livret de près de 60 pages, rédigé par le spécialiste de cinéma de genre David Didelot. Un texte écrit dans un style accrocheur, érudit et fort bien construit qui constitue la pièce maitresse de ces suppléments
Caractéristiques du digipack Artus Films (DVD/Blu-Ray)
Espagne– 1972
Un film de Eloy de la Iglesia – Avec Vicente Parra, Emma Cohen, Eusebio Poncela, Charly Bravo
Scénario Antonio Fos - Musique Fernando Garcia Morcillo – Photographie Raul Artigot – Montage José Luis Matesanz – Décors Santiago Ontañon
Durée : 107 minutes
Version : espagnol
Sous titres : français
Format 1.85 original respecté
16/9ème compatible 4/3
Couleur
Interdit aux moins de 16 ans
Suppléments
Montage américain (99') - exclusivité BluRay
Présentation du film par Emmanuel Le Gagne
Souvenirs de Gaspar Noé
Diaporama d'affiches et photos
Film-annonce
Notes:
(1) Le Giallo est un genre cinématographique principalement italien à la frontière du cinéma policier, du cinéma d'horreur et de l'érotisme qui a connu son âge d'or dans les années 1960 à 1980, et dont les principaux représentants sont Mario Bava, Dario Argento, Lucio Fulcio ou Sergio Martino.
(2) Réalisateurs respectifs de La Mariée Sanglante (La Novia Ensangrentada, 1972) et de Cérémonie Sanglante (Ceremonia sangrienta, 1973), tous deux disponibles dans la collection cine de terror chez Artus Films
(3) On notera le goût du cinéaste basque pour traiter de sujets et de situations contemporaines (qui culmine avec l'incroyable El Diputado), de surcroit à des moments de l'histoire du cinéma espagnol où les ambiances fantastiques (vampires, loups-garous, morts-vivants) ou plus tard les adaptations littéraires ou historiques, relevaient de la norme pour des raisons évidentes de meilleure acceptation de la censure et/ou d'une partie de l'opinion.
Date de sortie: 19 avril 2022