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L’écrivain castillan a vécu avec le cinéma une longue histoire d’amour et d’admiration réciproques, couronnée par de nombreuses recréations filmiques de son univers littéraire.

"El cine me parece un arte y el hecho de que intenten hacer una obra de arte de una novela mía, me satisface". Miguel Delibes
Miguel Delibes
La relation de Miguel Delibes avec le cinéma est celle d’une passion précoce, durable et féconde. Avant même qu’il ne possède une culture littéraire et ne dévoile le talent de son écriture, le grand romancier castillan, assidu des salles obscures depuis son enfance, éprouve un véritable ensorcellement pour le septième art. Fascination qui grandira au fil du temps et exercera une influence notable sur sa manière d’aborder la narration romanesque. César Alonso de los Ríos a affirmé à bon escient qu’avant de maîtriser les techniques littéraires de base, l’imaginaire du futur homme de lettres s’était déjà modelé inconsciemment sur les procédés de la narrativité cinématographique. Des études récentes ont mis en évidence d’étroites connexions entre certains choix de la narration filmique, en particulier ceux du néo-réalisme, et la structuration par séquences, estampes ou fragments d’actions discontinues dans des romans fondamentaux comme Les rats. Il n’est donc pas totalement inattendu que les cinéastes aient rendu à Delibes cette fascination en faisant de lui le romancier espagnol du XXème siècle le plus adapté au grand écran.

Les premiers souvenirs du romancier castillan liés à la magie du cinéma remontent aux films muets à l’affiche au Théâtre Pradera de Valladolid, lors de séances épiques et survoltées où le public n’hésitait pas à commenter l’histoire ou à interpeller les personnages et le pianiste, au point que le chahut obligeait parfois à suspendre la séance. A l´époque où il était collégien, chez les Frères de la Salle, Delibes jouissait d’un programme cinématographique régulier et attrayant, composé en général d’un film long, le plus souvent un western, suivi d’un court métrage burlesque (Chaplin, Keaton). Par ailleurs, l'un des rituels dominicaux de son enfance ?avant que la passion cynégétique ne devienne absorbante? sera la double séance au cinéma Hispania de sa ville natale avec ses frères et sœurs.

Lorsque à 21 ans, en 1941, il entame sa collaboration en tant que dessinateur au journal El Norte de Castilla (à une époque de disette où il en est réduit à partager un demi de bière le samedi avec sa fiancée Ángeles), la gratuité pour les spectacles de la ville, en particulier le cinéma, s’ajoute à ses émoluments de cent pesetas par mois. Deux ans plus tard, en autodidacte, il commence tout naturellement à écrire des chroniques ou commentaires cinématographiques (Delibes, par modestie, se refuse à les considérer comme de vraies « critiques »), qu’il illustre souvent avec des caricatures des vedettes du moment (Imperio Argentina, Charles Boyer, Gary Cooper, Ingrid Bergman). Au total, entre la présentation du film Deliciosamente tontos, de Juan Orduña, en avril 1943, et la dernière critique consacrée au film français Fanny, en mai 1962, il en écrira 388. Il publiera en parallèle deux dizaines d’articles de fond d’une grande clairvoyance sur divers aspects de l’art de l’image en mouvement qui attire partout, irrésistiblement, les foules.

Par ailleurs, de nombreuses évocations d’anecdotes ou d’expériences en rapport avec le monde du cinéma émaillent ses livres de mémoires : le récit de son expérience de figurant à Valladolid avec Orson Welles pendant le tournage de Mister Arkadin est singulièrement plaisant et significatif du type d’aficionado qu’était Delibes. En fait, tous ses écrits sont parcourus de multiples images ou de métaphores à connotation filmique, y compris sa correspondance (dans une lettre à son éditeur et ami Vergés il compare sa perception de la fugacité de la vie avec un « fundido de película »). Du plus grand intérêt sont aussi les quelques articles ou essais dans lesquels il développe sa vision des virtualités, des différences et des points de convergence possibles entre le langage total, essentiellement visuel, du film, et le langage purement verbal du roman. Bien qu’il n’ait jamais écrit directement pour le cinéma, si l’on excepte la version en castillan des dialogues du film Docteur Jivago en 1966, le scénario des documentaires Tierras de Valladolid et Valladolid y Castilla, ainsi qu’un projet de scénario pour l’adaptation de son roman Las guerras de nuestros antepasados, Delibes n’a pas manqué de manifester son attirance pour la puissance communicative et le pouvoir hypnotique du langage des grands cinéastes.

Le monde du cinéma lui a rendu son admiration en adaptant une part considérable de ses romans et quelques-unes de ses nouvelles. La synergie entre, d’un côté, la plasticité et le dépouillement de la plume de Delibes et, de l’autre, la caméra de cinéastes séduits par la consistance et l’authenticité de ses personnages, a débouché sur la réalisation de douze films : El camino fut porté à l’écran par Ana Mariscal en 1962 et par Josefina Molina en 1977 ; César Ardavín tourna le documentaire Tierras de Valladolid en 1966 ; Cayetano Luca de Tena réalisa pour le petit écran la nouvelle En una noche así en 1968 ; José Antonio Páramo en fit de même avec La mortaja en 1974 ; Antonio Giménez-Rico tira le film Retrato de familia du roman Mi idolatrado hijo Sisí en 1976 et récidiva en donnant sa version cinématographique de El disputado voto del señor Cayo (1986) et Las ratas (1997) ; Antonio Mercero adapta en 1976 le roman El príncipe destronado sous le titre La guerra de papá ; Adolfo Dufour tourna en 1981 le documentaire Valladolid y Castilla ; Mario Camus s’illustra en 1984 avec l’adaptation qui comblera le plus et le romancier et les spectateurs, celle de Los santos inocentes; Antonio Mercero réalisa El tesoro en 1988 et Luis Alcoriza a donné sa version de La sombra del ciprés es alargada en 1990 ; Francesc Betriú filma en 1998 Una pareja perfecta, adaptation de Diario de un jubilado ; le réalisateur José Luis Cuerda, quant à lui, vient de déclarer aux organisateurs de la SEMINCI 2010 qu’il souhaiterait tourner enfin le scénario de El hereje qui sommeille dans ses tiroirs depuis une dizaine d’années…, projet qui a hanté aussi Mario Camus depuis la parution du roman en 1998.

Cette série de films inspirés par son œuvre montre mieux que tout autre témoignage l’empathie, la longue idylle entre celui qui se prétendait simple « aficionado » et le septième art. On ne croisera plus, hélas ! Miguel Delibes dans les salles obscures de Valladolid, mais il est permis d’espérer que le cinéma continue longtemps de puiser dans son univers romanesque et de le recréer. Avec cette capacité qu’à la caméra, note l’écrivain castillan, de « filtrarse entre las palabras como el sol a través de un cristal ».


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