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C'est le film Isadora (Karel Reisz, 1968) qui a été le déclencheur de mon envie de faire des films. Inutile de dire comment mes parents ont pris la chose... J'ai réalisé mon premier film, Demasiado viejo para morir joven (1989) à l'époque de la Loi Miró, qui a permis à beaucoup de jeunes réalisateurs espagnols de tourner leur premier long. J'étais jeune alors, mais je me trouvais vieille! C'est un film raté : j'avais plutôt l'idée d'être réalisatrice que celle de raconter des histoires... Le film a été mal reçu par tout le monde, ça a été une remise en question pour moi, une vraie traversée du désert, je me suis dit que ce métier était une vallée de larmes. À la suite de ça j'ai donc travaillé pendant sept ans dans la publicité – d'ailleurs je ne pense pas qu'avoir fait de la pub ait une quelconque influence sur la façon de filmer. En tout cas cet échec m'a fait comprendre qu'être réalisateur, c'était aussi autre chose que filmer, c'était aussi des rapports aux autres. Et surtout, qu'un réalisateur doit avoir le sens de l'humour et ne pas lire les critiques! Quand elles sont sévères, c'est très dur psychologiquement...
De la théorie... et de la pratique
J'ai écrit Things I never told you (1996) naturellement en anglais, cela avait plus de sens car à l'époque je vivais à Brooklyn. J'étais fascinée par New York, j'avais lu tous les romans sur cette ville, Manhattan Transfer de John Dos Passos par exemple, tous! J'ai cherché en vain un financement en Espagne, mais personne n'aimait le scénario. Le film a donc été financé aux États-Unis et tourné à Portland (Saint Helens), l'une des villes les plus moches du pays. Lily Taylor était une évidence pour le rôle d'Ann, elle a toujours évité la culture mainstream, les pubs, le show-business. J'aime ce prénom, il revient souvent dans mes films avec des variations, par exemple Hanna dans La vie secrète des mots. Le tournage de Things I never told you a duré quatre semaines. Le problème c'est que l'école de cinéma te donne l'idée que tu peux faire des films, mais pas les moyens de solutionner les problèmes que tu rencontres sur les tournages. Ici les deux acteurs, Lily Taylor et Andrew McCarthy, refusaient de s'embrasser, et j'ai dû les supplier pour qu'ils le fassent. Je suis satisfaite de ce film, il est vraiment un portrait de moi à cette époque. On l'a monté à Barcelone, ensuite j'ai sollicité une vingtaine de distributeurs mais aucun n'en a voulu: ça m'a convaincue d'arrêter ce métier et de faire autre chose. Heureusement le film a été sélectionné au Festival de Berlin dans la section Panorama : il a pu être montré partout et il a touché beaucoup de gens. Les monologues des acteurs sont d'ailleurs encore utilisés aujourd'hui dans des écoles de comédie.
Du financement et des producteurs
Quand on me demande comment faire pour financer un film, trouver un distributeur, etc., je réponds que chaque film fonctionne différemment : à chaque fois on recommence toujours depuis le début. Je n'envisage jamais les choses selon qu'elles seront faciles ou difficiles à faire, je ne fonctionne qu'en fonction de ce que j'ai envie de faire, des histoires que je sens. J'ai mis neuf ans à monter mon dernier film, Nobody loves the night (2015), avec Juliette Binoche dans le rôle de Joséphine Peary, qui a suivi son mari Robert Peary dans son exploration du pôle Nord: il a été tourné dans trois pays différents, notamment en Norvège par –20°C, un vrai défi personnel et professionnel qui m'a permis d'apprendre beaucoup dans le domaine des effets post-production. Il a fait l'ouverture du 65e Festival de Berlin et sortira en Espagne le 27 novembre. Un réalisateur doit donc apprendre à être patient! Ce qui est difficile c'est de trouver des gens qui vous feront toujours confiance. Même si El Deseo SA a produit deux de mes films, Pedro Almodóvar a du mal à se projeter dans mon univers, très différent du sien. Pour Ma vie sans moi (2003) par exemple, j'ai acheté les droits de la nouvelle de Nanci Kincaid, Pretending the bed is a raft, mais contrairement au récit, j'ai choisi que le personnage d'Ann ne dise à personne qu'elle va mourir. Eh bien Almodóvar a été sidéré par ce choix, alors que moi je le trouvais plus intéressant. Nous avons eu beaucoup d'autres désaccords, notamment sur le choix de Sarah Polley, mais le film s'est fait quand même. Almodóvar ne l'a pas aimé, moi oui !
Elegy (2008) est le premier film dont je n'ai pas écrit le scénario, en général je préfère mettre en scène mes propres scénarios. J'ai changé beaucoup de choses, surtout les dialogues, qui au départ étaient très réduits. Le film a été produit par une grosse société américaine, le producteur était donc toujours présent sur le plateau. Je n'avais pas le final cut, il fallait toujours que je justifie mes choix de mise en scène, c'était infernal ! Pendant le tournage les producteurs m'ont convoquée pour faire une mise au point car ils n'aimaient pas mon style, mais j'ai refusé de faire autrement, d'abord parce que je ne savais pas, ensuite parce que les acteurs – Ben Kingsley, Penélope Cruz, Dennis Hopper... – ont pris ma défense. Le tournage a donc continué. Dans ce métier il faut aussi être préparé aux producteurs fantômes qui vous contactent pour des projets sans suite...
Du nationalisme
En Espagne on me demande souvent pourquoi je ne tourne pas plus ici, c'est presque mal vu de tourner ailleurs, mais pour moi le monde est vaste, comme le roman de Ciro Alegría (El mundo es ancho y ajeno) dont j'adore le titre... Je ne sais pas pourquoi, c'est comme ça, mais qu'est-ce qu'être espagnol ? Moi je suis touchée par des œuvres du monde entier! Je ne suis ni nationaliste espagnole ni nationaliste catalane ; la question de l'indépendance de la Catalogne "me da pereza", comme je l'ai écrit dans un article pour El País le 11 septembre dernier. Ayer no termina nunca (2013) est un film sur les conséquences morales de la crise en Espagne : c'est un portrait, une radiographie d'un moment dans l'histoire du pays. Il n'a pas été bien reçu, il faut dire que j'y montre l'Espagne comme un pays foutu. La télévision espagnole ne l'a pas acheté malgré les deux acteurs, Javier Cámara et Candela Peña. Je l'ai produit moi-même, c'est plus simple que d'avoir à toujours se justifier.
Du point de vue
Ce qui compte dans un film, ce n'est pas la technique – on peut filmer avec un iPhone ou une tablette –, ce ne sont pas les acteurs – beaucoup de films sont ratés même avec de grands acteurs –, ce n'est pas le budget. La seule chose qui compte c'est d'avoir un point de vue sur ce qu'on raconte. Il ne faut pas réaliser en fonction de ce que les gens veulent voir ou selon ce qui sera vendeur. Il faut avoir un rapport honnête et personnel au scénario, même s'il est écrit par quelqu'un d'autre, penser qu'il vaut la peine d'être mis en scène. Quand on adapte un roman par exemple, il faut être conscient que l'œuvre ne nous appartient pas, qu'on porte juste une valise avec les idées de quelqu'un d'autre. D'ailleurs, dans mes films on voit toujours quelqu'un qui lit.
De la musique
J'ai un rapport profond à la musique, elle est capitale pour moi : j'écris toujours en musique, elle influence mon écriture. Au moment de choisir la musique de mes films, j'essaie toujours d'avoir la musique qui m'a inspirée. Le son aussi est important : la façon d'entendre les voix, l'univers des sons... Le montage son est plus intéressant que l'image. Le narrateur de Carte des sons de Tokyo (2009) est basé sur l'ingénieur du son qui a enregistré le plus de sons au monde, une vraie obsession!
Des personnages
Je commence toujours par le titre du film, c'est lui qui va me donner des pistes sur les personnages. Au départ, La vie secrète des mots (2005) devait être un "film d'hommes": le personnage de Sarah Polley était secondaire dans l'histoire d'adultère, mais il s'est imposé. Je ne voulais pas parler de la guerre des Balkans non plus: je sortais du documentaire Viaje al corazón de la tortura (2003), c'était un sujet lourd, mais c'est le personnage d'Hanna qui a gagné. Elle est devenue le témoin de toutes les femmes que j'avais entendues quand j'ai tourné le documentaire. Je ne suis jamais un schéma pour construire mes personnages, c'est quelque chose que je ne sais pas faire. Parfois j'écris avec des acteurs en tête : c'est le cas pour Ayer no termina nunca, car je voyais Javier Cámara et Candela Peña comme un couple depuis le film Torremolinos 73 de Pablo Berger. En revanche, pour Ma vie sans moi, je n'avais pas pensé à Sarah Polley: je ne l'avais vue que dans un film où elle avait quatorze ans, mais quand je l'ai rencontrée ça a été une évidence. C'est pour elle qu'ensuite j'ai écrit La vie secrète des mots. J'ai aussi écrit Carte des sons de Tokyo en pensant à Sergi López, que je connais et dont je sais qu'il est un peu comme le personnage. J'ai un rapport très personnel à mes personnages. On me dit souvent que ce sont principalement des femmes, mais c'est tout simplement parce que les femmes représentent la moitié de l'humanité! J'ai aussi écrit de beaux personnages masculins, je ne me considère pas comme une réalisatrice féministe, je ne brandis aucun drapeau.
Du documentaire
Mes documentaires correspondent à des demandes d'ONG sur certains sujets, par exemple l'ONG danoise IRCT, qui se consacre à la réhabilitation des victimes de la torture. Je me mets donc à leur service. En 2015 j'ai réalisé un documentaire court, Parler de Rose, sur Rose Lokissim, une femme emprisonnée sous la dictature de Hissène Habré au Tchad et exécutée en 1986. Ce qui me donne de la satisfaction, c'est que des victimes de la torture qui apparaissent dans le documentaire sont aujourd'hui en train de témoigner au procès du dictateur, qui a débuté en juillet au Sénégal. Quant à l'affaire Garzón, elle m'a toujours semblée la plus grande injustice de toute l'histoire de la jurisprudence espagnole : ça a été une grande perte pour tout le monde, d'où la nécessité de faire le documentaire Escuchando al juez Garzón (2011) et de continuer à lutter comme lui pour que la Justice universelle ne soit pas qu'un concept.
De l'inspiration
Mes sources d'inspiration sont très nombreuses. Quand j'ai commencé, l'une de mes références était Truffaut: son amour pour la littérature me fascine, je fais souvent référence à lui dans mes films. Il y a aussi Alexander Payne, des cinéastes japonais comme Ozu, qui me touche beaucoup et dont j'apprends toujours quelque chose quand je regarde ses films, Wong Kar-Wai, Hirokazu Kore-Eda car il dirige les enfants à la perfection, l'une des choses les plus difficiles qui soient. Agnès Varda est aussi pour moi un exemple à suivre : elle a touché à tous les genres avec maestria, fraîcheur et sens de l'humour. Je la connais et je l'admire énormément, être avec elle est toujours un privilège car elle te communique son amour de la vie! Mes parents m'ont aussi transmis leur passion pour Bergman. Quant aux écrivains, je suis fascinée par Borges et Bioy Casares, dont j'apprends toujours quelque chose, Proust... et beaucoup d'autres!
De mon prochain projet
The Bookshop, adapté du roman éponyme de Penelope Fitzgerald, écrivain britannique aujourd'hui décédée. Ça commence comme une feel good comedy mais ça finit très mal! C'est l'histoire d'une femme qui veut ouvrir une librairie dans une ville où il n'y en a pas.
Christelle Guignot
Isabel Coixet est née en 1962 à Barcelone. Encore enfant, grâce à sa grand-mère, guichetière dans un cinéma, elle assiste des après-midi durant à des projections de films. Se révèle alors chez elle, dès le plus jeune âge, une véritable passion. Cependant, quelques années plus tard, parce qu’il n’y a pas d’école de cinéma à Barcelone et parce... Lire la suite
La 14e édition de CineHorizontes est toujours animée de la même volonté: mieux faire connaître le cinéma espagnol à Marseille et dans les six villes de la région où le festival fait étape. Lire la suite