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Parle de ton village, tu raconteras le monde ! 

Lauréat du Prix du Public lors de la 19ème édition de Cinespaña (octobre 2014), Paco León, réalisateur en vogue en Espagne, revient sur son diptyque Carmina…, sa fascination pour sa mère et son amour du cinéma. Cet acteur-réalisateur-producteur évoque aussi pour Cinespagne.com sa vision du marché cinématographique et nous fait part de ses idées et questionnements  quant à la production et à la commercialisation des films. Rencontre avec un « clown pragmatique ».

Paco Leon - Cinespana - Carmin y Amen - Carmina o revienta
Paco León, ici, en France on ne te connaît pas très bien. Pourrais-tu commencer par te présenter au public français, nous parler de tes racines, ta formation, ton parcours… ?

Je suis un comique, autrement dit, un clown professionnel, et même si j’ai fait beaucoup de danse (contemporaine, flamenco…) je suis principalement un acteur. Pendant dix ans, j’ai joué un personnage très connu -et que les gens aimaient beaucoup- d’une série espagnole, une sitcom, Aída, qui a eu beaucoup de succès là-bas, en Espagne. Ce rôle m’a donné l’opportunité de faire d’autres choses, de continuer le théâtre, de faire du cinéma en tant qu’acteur et finalement de réaliser ces deux films, Carmina o revienta et Carmina y amén, qui comptent beaucoup pour moi. Le premier est un film "familial" dans le sens où je l’ai fait avec l’argent de ma famille et où les rôles étaient tenus par les membres de ma famille. Le deuxième film, en revanche, a été suivi par une chaîne de télé, mais j’ai quand même réussi à garder ce même esprit familial en conservant le mélange d’acteurs professionnels et non professionnels et surtout, dans le rôle principal, ma mère.
Je me suis vraiment engagé dans ce projet en toute innocence, en toute inconscience même

As-tu retiré des enseignements de ton expérience à la télévision ?

J’ai beaucoup travaillé à la télévision, non seulement dans la série Aída mais aussi dans deux autres séries auparavant, et j’en aime la vitesse, le rythme, l’efficacité. On doit obtenir des résultats en très peu de temps, tourner vite. C’est un rythme qui me va, qui me convient. C’est d’ailleurs ce que j’ai remarqué en tant que réalisateur : j’ai tourné mon premier film en deux semaines, le deuxième en une vingtaine de jours. C’était un rythme très rapide, intense et à la fois détendu, sans pression. On finissait souvent les journées de tournage une heure plus tôt que prévu… C’était allegro ma non troppo !

A ce propos, quel réalisateur es-tu ? As-tu besoin de plusieurs prises ? Tournes-tu de façon chronologique ?

J’essaie, ce n’est pas toujours possible mais j’essaie au maximum de suivre le déroulement chronologique. En réalité, je travaille de façon très concrète, et ma façon de faire s’est vraiment radicalisée entre le premier et le deuxième film. Mes acteurs n’ont pas de scénario, je suis le seul à l’avoir et tout se passe sur le moment. Le plus important pour moi, c’est l’interprétation, c’est créer. Il faut qu’il se passe quelque chose et que les caméras le saisissent, que l’interprétation soit vivante, vraie, que ça tienne de la performance. Et puis, il n’y avait rien de prévu non plus, il n’y avait aucune volonté consciente d’innover… Je me suis vraiment engagé dans ce projet en toute innocence, en toute inconscience même, je posais les questions quand les problèmes se présentaient et je me suis rendu compte à quel point le système est compliqué.

Pour la distribution du film par exemple, il me fallait un distributeur, des intermédiaires, des gens qui ne voulaient pas de mon film, qui ont ensuite changé d’avis quand j’ai commencé à gagner des prix… J’ai découvert les sommes exorbitantes qu’il faut dépenser pour la communication autour d’un film -parce que si on ne fait pas de communication, un film n’existe pas- c’est vraiment l’essentiel ! Et c’est là que j’ai compris les deux possibilités qui s’offraient à moi. Soit je dépensais énormément d’argent dans de la publicité classique, conventionnelle, et j’étais sûr de ne jamais rien récupérer de cet investissement vue la complexité du système, soit je tentais ce que tout le monde voulait faire, la sortie simultanée sur plusieurs supports. Je savais que tout l’argent qui devait aller dans la publicité pouvait parfaitement être remplacé par une annonce, un effet d’annonce : être le premier film à sortir à la fois sur internet, au cinéma, à la télévision et en DVD. La presse a très bien relayé l’info et finalement, ça a été la seule communication du film. Comme le film n’a rien coûté, c’était du win win, comme on dit, beaucoup à gagner et rien à perdre ! Ca a fonctionné, on a amorti les frais, on a même gagné de l’argent et ça nous a donné de l’espoir : on a vu qu’il y avait une autre manière de faire. Je ne dis pas que c’est « la formule secrète du coca-cola », ça a été possible pour nous parce que le film ne nous a rien coûté et j’en suis conscient, c’est une des premières conclusions que j’ai pu tirer, mais voilà, il y a d’autres façons de faire, d’autres manières de distribuer les films, de les produire et de communiquer.

Le travail sur les différents formats t’intéresse uniquement au niveau de la production/distribution ou aussi au moment du tournage en utilisant d’autres techniques ?

Tout est possible et ces nouveautés sur le travail de l’image sont très rafraîchissantes. Je n’ai pas encore pu voir Mommy de Xavier Dolan, qui a gagné à Cannes en 2014, mais on m’a dit que c’était filmé en format carré et que tout d’un coup ça basculait en panoramique. Je trouve que cette recherche, ces expérimentations, la polyvision de Jaime Rosales par exemple, sont vraiment rafraîchissantes. Pour ma part, en tant que réalisateur, j’ai d’autres priorités. Chacun vient de son univers, quand on met en scène, on peut partir du scénario, de la réalisation ou de l’interprétation. Moi je suis un acteur et ce qui m’intéresse, c’est d'arriver à créer des situations ultra-réalistes, qui fassent tellement authentiques qu’on ne puisse pas soupçonner qu’elles ont été écrites, que le réalisateur disparaisse, qu’on oublie la caméra, qu’on ne voie rien d’autre que la réalité. La recherche de l’authenticité est toujours mon objectif premier.

Comment est né le projet Carmina…  et comment avez-vous travaillé le langage plus que fleuri des dialogues, en particulier ceux de ta mère et de ta sœur, c’était de l’improvisation ou un texte écrit et travaillé au préalable ?

L’idée, c’est elle, c’est ma mère, l’inspiratrice totale ! J’ai grandi complètement émerveillé par cette figure. Son personnage m’a semblé tellement puissant que j’ai fini par penser que son intérêt ne résidait pas simplement dans le fait que ce soit ma mère, mais qu’elle était intéressante en soi, avec toutes ses anecdotes, sa façon de vivre, sa façon d’être, très particulière… Je cherchais le format qui conviendrait pour bien "la" raconter. J’ai pensé à un monologue, un film avec une actrice qui interprèterait son rôle… et puis j’ai fini par comprendre que la meilleure façon, la plus directe et la plus pure, serait de faire un faux documentaire et de l’utiliser, elle ! Et la surprise a été de taille ! C’est non seulement une personne très intéressante mais c’est surtout une actrice extraordinaire ! Elle a une telle richesse d’expression, de communication… Je ne pensais pas qu’elle maîtriserait tout cela à ce point ! J’ai d’ailleurs l’impression qu’elle joue bien mieux que moi ! Elle s’est vraiment révélée excellente !

En ce qui concerne les dialogues, il y avait un texte préparé sur lequel on improvisait. J’écrivais le texte pour mes personnages, puisque, pour l’avoir entendue pendant quarante ans, je sais parfaitement comment ma mère parle. C’était facile, il me suffisait de penser, de copier des choses qu’elle avait dites, les transcrire et les lui refaire dire sans qu’elle ait le scénario. C’était vraiment un travail mixte entre l’improvisation et le texte, mais sans jamais perdre de vue la réalité, sa façon de raconter les choses. Même les belles phrases littéraires comme par exemple, "La vie est tellement belle qu’on dirait qu’elle est vraie", tout provient de choses que je l’ai entendue dire.

J’ai économisé beaucoup de séances de psy en faisant ces deux films.

Le deuxième opus, Carmina y amén, recèle plus de thèmes dramatiques. Il y a une raison à cela ?

Après le premier film, qui a plus tenu pour moi de l’activité extra-scolaire que d’un travail sérieux (je jouais et je tournais mon film en même temps), quelque chose m’a accroché, j’ai trouvé, presque par hasard, une sorte de langage que j’avais envie de développer. J’avais envie d’aller plus loin et, dans le premier film, est apparu un fil ténu, un moment où Carmina réfléchit et se dit : "Si un jour il m’arrive quelque chose, celui-là, je l’embarque avec moi !" (parlant de son mari). L’idée est née à ce moment-là, avec la réflexion sur la mort et la responsabilité d’une mère vis à vis des siens, de sa famille… Et j’ai senti que je tenais un sujet, le Sujet ! Tuer par sens des responsabilités, par amour… Sans parler de l’euthanasie ou de ce genre de sujets, non, c’est plutôt : "Je t’ai consacré toute ma vie, à présent, ta vie m’appartient !" en quelque sorte. Elle le vit de cette façon et je n’ai pas voulu entrer dans le jugement moral. Par conséquent, construire une fiction sur ce sujet demande une réflexion sur la mort et ce qu’elle entraîne. Le défi a consisté à conserver l’humour dans le cadre de cette situation dramatique, sans pour autant la rendre frivole, observer la réalité… Par exemple, il y a toujours un fou rire lors d’une veillée funèbre, le mélange des sentiments est tel que c’est quasiment systématique. C’est très difficile de rendre ce mélange à l’écran mais c’est ce que j’ai essayé de faire.

Dans ce deuxième film, apparaît aussi le thème de la transmission, de l’héritage.

Je voulais vraiment faire une matriochka, une poupée russe. De ce fait, l’archet de María est tendu à l’extrême, du premier film où elle est beaucoup plus jeune et rebelle au deuxième film où elle se "Carminise" si l’on peut dire, elle attache ses cheveux, ses tenues vestimentaires sont de plus en plus "animales", avec des motifs serpent, léopard, la manucure impeccable, elle devient de plus en plus femme. Il y a aussi le dîner comme symétrique où elle vomit par la fenêtre et où elle a les mêmes attitudes que Carmina. Elles se ressemblent énormément, c’est impressionnant… Et la petite fille, ma nièce, a le même regard intense, les mêmes grands yeux presque jaunes… J’aime y voir la renaissance perpétuelle des femmes à travers leurs filles.

Donc, à travers ce film, tu as "tué le père" ?

En effet, même si je le dis souvent pour plaisanter, j’ai économisé beaucoup de séances de psy en faisant ces deux films. J’ai fait un vrai retour aux origines, qui m’a permis d’aller vers mes racines, de me sentir bien avec, de pardonner à mes parents et à la fois leur rendre hommage tant qu’ils sont en vie. Il y a eu quelque chose de très fort dans ce film quand j’ai filmé l’enterrement de "mon père", (j’espère que cela arrivera réellement le plus tard possible), mais j’ai vraiment eu une prise de conscience : cet enterrement aura lieu un jour ! Un jour, mon père va mourir ! Personne n’est préparé à cette perte et je crois que je suis tellement peureux, que j’ai eu besoin de faire comme une répétition de théâtre. Quand le directeur artistique parlait de la pierre tombale qui allait être au nom d’Antonio León… ! Et puis toute la famille est venue, tous les figurants sont des gens de ma famille et les visages… ! Pour moi, c’était aussi un hommage à mon père de son vivant. Après tout, c’est assez rare d’assister à son propre enterrement. Même s’il ne fait pas partie des figurants dans cette scène, il a un petit rôle dans le film. Il ne dit qu’une phrase : "Si les gens qui ne sont jamais morts se mettent à mourir…" Il n’en a qu’une à dire mais pas des moindres !

"Parle de ton village, tu raconteras le monde !" Bertolt Brecht

Qu’as-tu ressenti lorsque tu as reçus les prix pour Carmina o revienta ? Quelle importance cela a-t-il pour toi ?

Je suis très pragmatique… Bien sûr, ça fait très plaisir, on se sent un peu comme l’enfant qui a gagné une médaille au taekwondo… mais étant donc très pragmatique, je pense que tous les prix servent les films en les faisant connaître. Les gens parlent du film, le film est valorisé, ça donne envie d’aller le voir… C’est en cela que réside l’intérêt des prix et récompenses. De tous les prix que je peux ou pourrais recevoir, ceux qui ont le plus d’importance à mes yeux, ce sont les prix décernés par le public et un prix pour l’ensemble de ma carrière. C’est celui-là précisément que chaque jour je cherche à obtenir, et j’espère qu’un jour je le recevrai, quand je serai vieux, bien sûr. Par exemple, le prix du public que j’ai gagné hier (Festival Cinespaña 2014) a beaucoup de valeur pour moi parce que je ne sais pas trop comment mon film peut être reçu hors d’Espagne, et ce prix me donne confiance pour tenter de le distribuer à l’étranger. Si je pouvais trouver le moyen de le distribuer ne serait-ce qu’à petite échelle, pour moi, ce serait comme marquer un but !

Comment es-tu parvenu à trouver l’équilibre entre l’identité profondément espagnole du film et son aspect universel ?

En réalité, c’est systématique. Quand tu racontes une réalité très concrète en incluant toutes ces spécificités, elle devient universelle. Bertolt Brecht disait -je vais faire le pédant- "Parle de ton village, tu raconteras le monde !" Il me semble qu’il y a de ça. Plus tu te spécialises, plus tu passes à un niveau universel. On a beaucoup de choses en commun, en réalité. Ce qui nous identifie peut provenir de références culturelles mais les sentiments sont les mêmes, les relations, les motivations, tout ce qui nous anime, en fait. Quand les deux films ont été projetés à Londres, Genève ou Porto Rico, ce qui m’intéressait c’étaient les réactions du public : "Je suis russe et Carmina, c’est exactement ma mère !" ou  "Mon père est pareil…" En Colombie, on m’a dit que Carmina racontait l’évolution des femmes colombiennes… En réalité, il y a des Carmina dans le monde entier. J’en suis persuadé.

C’est à nous de créer, d’inventer les nouveaux modèles.

Est-ce que ta façon de produire, distribuer et sortir ton film est un acte militant dans le contexte économique actuel ?

Complètement ! Actuellement, on vit une époque de troubles non seulement en Espagne mais dans le monde entier et on assiste aussi à une véritable révolution numérique. D’abord, cette révolution numérique te permet tout d’un coup de faire du cinéma avec un simple appareil photo, baisser les coûts, etc… En même temps, elle ouvre des fenêtres immenses comme Internet, par exemple, qui prend de plus en plus d’importance dans notre mode de visualisation des contenus audiovisuels. Nos habitudes changent, évoluent et on vit aussi ce changement dans notre mode de communication, les réseaux sociaux, la publicité… C’est à nous de créer, d’inventer les nouveaux modèles. Il faut réinventer, remettre en question tout ce qui existe, tout ce qui a été fait et recommencer, recréer de nouvelles formes. Je ne milite pas vraiment. Ma revendication, c’est qu’il faut faire des recherches, tenter, essayer de nouvelles choses : diversifier les supports, combiner plusieurs formes… Ce dont je suis intimement persuadé, c’est que chaque film nécessite son mode de production-distribution, il faut que ce soit du sur-mesure et je trouve ridicules tous ces "rails" préexistants que tous les films doivent emprunter. En outre, ces voies préétablies protègent très peu et très mal les films différents. C’est complètement absurde de vouloir produire, distribuer, commercialiser de la même façon deux films aussi différents que Spiderman et Carmina y amén et pourtant, en théorie, il faut les mêmes budgets, la même distribution : ça n’a aucun sens.

L’autre question, c’est celle du prix en salle : tous les films coûtent le même prix. Pourquoi ? Le spectateur paie le même prix alors que tous les films n’ont pas engendré les mêmes frais ! C’est le même prix pour un film comme Bilbo le Hobbit et pour un film à petit budget. On pourrait créer une concurrence. Évidemment, pour une grande épopée américaine en 3D et un petit film espagnol, les coûts ne sont pas les mêmes ! On pourrait changer les prix selon le public ciblé… Je ne sais pas… Il me semble qu’il y a beaucoup de choses à revoir, à questionner et qui sont de l’ordre du possible. Il faudrait aussi se réapproprier l’événement de la sortie en salles. Depuis des années, les films sortent en salles de la même façon, depuis l’avènement de la couleur ! Il n’y a quasiment eu aucun changement depuis. Un peu de travail sur le son, peut-être… Certes, il y a la 3D, mais toutes les salles ne sont pas équipées et c’est pour des films particuliers. D’ailleurs, tous les films en 3D, bons ou mauvais, remplissent les salles. D’une part, parce qu’ils proposent quelque chose de différent et d’autre part, parce que c’est un événement, c’est quelque chose qu’on ne peut pas faire chez soi.

Des projets ?

Comme acteur, je commence un film, une comédie, Embarazados -d’où ma coupe de cheveux et la barbe- avec Juana Macías y Alexandra Jiménez, une comédie romantique sur le fait d’avoir un enfant à 40 ans. Le scénario est très beau, très touchant, c’est une comédie générationnelle si on peut dire. D’un autre côté, en tant que réalisateur, je cherche des fonds pour financer la production d’une mini-série. Je suis en plein dans le scénario, je travaille l’idée mais c’est un projet qui coûte très cher alors, forcément, c’est compliqué. Mais c’est une idée tellement bonne que je sais que ça va se faire, j’en suis sûr.



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