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Françoise Heitz est maître de conférence à l'Université d'Artois et membre du CERACI. L'oeuvre de la réalisatrice Pilar Miró est un axe important de ses recherches. Pour preuve, un ouvrage publié en 2001 intitulé Pilar Miró, 20 ans de cinéma espagnol (1976-1997) et de nombreux articles sur le sujet dont celui que nous vous proposons. Une occasion de dégager à travers les quatre derniers films de la cinéaste quelques traits dominants de sa cinématographie.
La récente diffusion en France du dernier film de Pilar Miró, El perro del hortelano, vient nous rappeler l'itinéraire de cette réalisatrice singulière, disparue trop tôt, le 19 octobre 1997, à l'âge de 57 ans. Quand on lui demandait comment elle aimerait qu'on se souvienne d'elle plus tard, elle répondait invariablement : « como directora de cine » (« en tant que metteur en scène ») [1]. Nous tenterons brièvement à travers cet article de répondre à ce souhait.
Pour les Espagnols en effet, Pilar Miró est connue par le retentissement médiatique d'un film qui subit les derniers coups de la censure pendant la période de Transition, El crimen de Cuenca (1979), plus que par la qualité intrinsèque de son oeuvre cinématographique. L'interdiction de El crimen... provoqua le scandale, ainsi que le procès intenté à sa réalisatrice pour « injures à la Garde civile », avant l'autorisation intervenue grâce au changement démocratique. Pilar Miró eut également la responsabilité de la Direction Générale du Cinéma entre 1982 et 1985, où elle fut l'auteur d'une loi de protection du cinéma qui porte son nom. Elle n'hésita pas à quitter cette charge politique, expliquant que pour elle, le pouvoir, c'était de dire : « moteur ! » Enfin, elle fut célèbre comme Directrice de la Télévision espagnole [2] de 1986 à 1989, charge qu'elle dut quitter pour abus de fonds publics. Elle passa en jugement et fut acquittée en 1992. Sa biographie constitue ainsi non seulement un film à suspense et rebondissements, mais aussi un témoignage sur toute une époque, où une génération (ceux qui sont nés juste après la guerre civile et en ont subi les conséquences) et une partie de la société espagnole (la bourgeoisie intellectuelle) se voit représentée.
Sa production cinématographique s'étale sur vingt ans, de 1976 à 1996, et comporte neuf films. Les années 90 voient l'apogée de la carrière de Pilar Miró et une véritable reconnaissance de la qualité de ses oeuvres, avec 3 Goya et un Ours d'argent au festival de Berlin pour Beltenebros en 1991 et 7 Goya pour El perro del hortelano en 1997. Les quatre films qui s'échelonnent au cours de la décennie constituent un parfait exemple de diversité thématique. En effet, si Beltenebros est un thriller adapté d'un roman d'Antonio Muñoz Molina, El pájaro de la felicidad est un film intimiste qui retrace l'itinéraire d'une femme de cinquante ans à la recherche d'un équilibre affectif. Les deux derniers films, qui sortirent tous deux sur les écrans à la fin de 1996, sont également fort différents : Tu nombre envenena mis sueños est une enquête policière sur des morts inexpliquées dans le Madrid de l'après-guerre, et El perro del hortelano est la fidèle adaptation d'une "comedia" de Lope de Vega. On peut être surpris par l'hétérogénéité des sujets abordés, des époques, et en apparence, des styles. Des critiques trop pressés [3] ont facilement tendance à présenter l'hétérogénéité d'une oeuvre comme une absence de style, et c'est un reproche qu'a encouru Carlos Saura lui-même
Sous cette apparente disparité, déroutante pour certains, il s'agira donc de dégager la cohérence profonde, tant sur le plan de la récurrence thématique et des choix idéologiques que sur celui de l'écriture cinématographique et des partis pris esthétiques. Outre le fait que trois films sur quatre ont en commun d'être des adaptations littéraires, d'autres lignes de force semblent pouvoir les rapprocher : deux d'entre eux ont un contenu politique marqué (Beltenebros et Tu nombre...), chaque film met en place une intéressante figure féminine, et deux en particulier ont pour protagoniste une femme forte, libre et dominatrice (El pájaro de la felicidad et El perro...) Ce sont aussi ces derniers cités qui ont un aspect esthétique remarquable, revendiquant avec une certaine fierté leurs référents culturels classiques.
Beltenebros et Tu nombre... ont une évidente parenté : l'argument narratif et le cadre spatio-temporel. Le premier film tisse des liens entre deux temporalités : dans l'immédiat après-guerre, Darman avait reçu l'ordre de tuer Walter, accusé de trahir l'organisation de résistance au franquisme. Des années plus tard, il reçoit l'ordre de tuer Andrade pour les mêmes motifs, et va découvrir que le réseau est en fait détruit par le commissaire Ugarte, ancien compagnon de lutte de Darman (il répondait alors au nom de Valdivia) et passé de l'autre côté. Le deuxième film met en scène l'inspecteur Barciela, obligé d'enquêter sur l'assassinat mystérieux de trois phalangistes en 1942 à Madrid. Son enquête le conduit au personnage de Julia Buendía, dont il tombe amoureux et qui s'avère être l'auteur véritable des crimes : elle a tué par vengeance car ces hommes appartenaient à la « cinquième colonne » et étaient responsables du meurtre de son amant communiste, Jaime, pendant la guerre, ce qui induit également des flash-back, tissant les fils entre trois époques diégétiques.
Le personnage de Valdivia-Ugarte dans Beltenebros est un personnage hermétique. Sa première apparition à l'écran est d'ailleurs une image cryptique, car il y a doute sur l'identité du personnage : Valdivia et Ugarte ne font-ils qu'un ? Dans l'atmosphère enfumée du local où le commissaire donne ses ordres à ses sbires, l'éclairage est raréfié, le plan en légère plongée et non frontal : la perception est ainsi brouillée, et la révélation complète repoussée au dénouement. La manie compulsive de la cigarette est un premier indice qui met sur la voie de l'identification : elle avait déjà été remarquée par Darman, lors de leurs retrouvailles dans les combles du cinéma en 1946. Darman avait dit, surpris : « Avant, tu ne fumais jamais ». Cette nouvelle habitude semble avoir coïncidé avec le passage au franquisme, comme un changement comportemental révélant un bouleversement plus profond. Le deuxième indice physique est cette fragilité des yeux qui l'oblige à porter des lunettes à verres épais et fumés. Figure hermétique qui aime à se dissimuler, il ne porte pas des lunettes pour y voir plus clair, mais inverse la fonction : c'est pour mieux se cacher. Voyeur impuissant répétant à l'infini la pulsion scopique du témoin invisible du strip-tease à la « Boîte Tabou », le commissaire perd ses lunettes au moment où il est touché au sexe. Le symbole politique de celui qui vit dans l'ombre (comme l'indique son surnom, « Beltenebros »), pour mieux espionner [4], se double donc d'un symbole sexuel. On sait que Freud, dans son analyse de L'homme au sable, fait des lunettes un symbole de « l'inquiétante étrangeté » et met en relation la crainte infantile pour les yeux et la peur de la castration [5]. Cette peur se trouvera justifiée par l'image quand Darman visera Ugarte au sexe. Pour Darman, qui déclare : « Je croyais que tu étais le meilleur », Valdivia était un modèle, une figure paternelle : le coup de feu tiré au sexe est ainsi, d'une certaine façon, le meurtre du Père.
Avec ses grosses lunettes, sa petite stature et son crâne dégarni, Valdivia-Ugarte correspond à la typification cinématographique du traître. N'ayant pu résister au désir de se montrer (qu'est-ce qu'un expert de la manipulation si son génie reste méconnu ?), tel un histrion, il gesticule sur la scène. Les balles des policiers n'atteignent pas le « héros » qui parvient à neutraliser ces derniers, et la pellicule s'embrase. Aveuglé, Ugarte s'écroule, touché par les balles, tandis que le cinéma entier est envahi par les flammes. Le feu semble remplir la fonction actantielle d'adjuvant, permettant à Darman et Rebeca de s'enfuir. Mais dans cette représentation parodique où le cinéma se prend lui-même comme référent - le déroulement simultané à l'action d'un film célèbre, La charge fantastique, de Raoul Walsh (1941) n'en est pas la moindre preuve -, le sens initial de la lutte contre l'oppression dictatoriale ne s'est-il pas perdu quelque peu ? On est loin des certitudes affirmées à la fin de El crimen de Cuenca, dans le montage convergent qui assurait la reconnaissance de l'innocence des opprimés injustement condamnés. Le discours politique existe toujours, mais en toile de fond. Le discours que le cinéma tient sur lui-même est ce qui occupe le devant de la scène, et le « grand imagier » s'amuse à manipuler les conventions narratives inhérentes au genre. N'exprimant aucun regret de sa conduite, Ugarte est l'archétype du méchant de cinéma, qui renvoie également à son précédent théâtral, le personnage de Iago dans Othello de Shakespeare. Plus qu'un fourbe habile, il apparaît à la fin comme un histrion ridicule, et même comme un nouveau vampire (il ne peut supporter la lumière du jour et il meurt entouré par les flammes, recroquevillé en position foetale). L'affirmation péremptoire du chef de réseau, Bernal : « Personne ne change », est ainsi contredite par l'expérience : les traîtres existent, on les a rencontrés.
Beltenebros convoque tour à tour plusieurs genres cinématographiques, par citation, imitation ou simple suggestion : essentiellement le film noir, auquel il emprunte son cadre, son style [6], et même la référence au film culte Gilda (Charles Vidor, 1946), certains traits de western (Darman jouant de la gâchette et buvant sec avant d'aller seul à la rencontre de son destin... dans une salle de cinéma) et les situe dans le cadre spatio-temporel de la lutte contre le régime franquiste, posant ainsi le problème de l'engagement politique. La subversion est bien celle de la convocation de multiples genres sans que le film entre dans le cadre rigide et univoque d'une quelconque classification.
Cette subtilité n'est pas perceptible dans Tu nombre envenena mis sueños, où les personnages restent définis de façon trop floue et n'apparaissent pas toujours plausibles. En effet, si l'on se réfère aux déclarations de Pilar Miró, le roman homonyme de Joaquín Leguina est le résultat d'une sorte de défi que la cinéaste avait un jour lancé à son ami, homme politique et alors Président de la Communauté de Madrid. Frappée par le fait que les films noirs américains relatent toujours la vengeance d'un homme, Pilar lui demanda pourquoi il n'écrirait pas l'histoire de la vengeance d'une femme, quelque chose qu'elle pourrait adapter au cinéma. L'histoire d'amour entre Angel Barciela - Carmelo Gómez - (l'inspecteur chargé de mener l'enquête, et qui ne croit pas à la version officielle qui arrange les autorités, celle d'un règlement de comptes entre profiteurs du marché noir) et Julia Buendía - Emma Suárez - prend le pas sur le thème initial de la vengeance. L'incertitude quant au sujet du film est déjà présente dans le titre, qui est une phrase écrite par Luis Cernuda alors qu'il était exilé : il se référait ainsi à la nostalgie de l'Espagne. Dans le film, la nostalgie est à mettre au compte de Barciela, et il s'agit de celle de l'amour perdu de Julia.
Pilar Miró reprend dans ce film certaines figures utilisées dans Beltenebros : le commentaire par la voix off qui permet le flash-back, le jeu des analepses successives, le retour au présent de narration à la fin du récit filmique. Il faut encore y ajouter la recréation de l'atmosphère des années de guerre et de « postguerra » dans le même cadre urbain de Madrid. Cette recréation passe par la monstration des coupures d'électricité, des restrictions alimentaires, les vêtements, les coiffures, les attitudes... Mais par ailleurs, il est significatif que la réalisatrice n'ait pas utilisé du tout les nombreuses allusions au cinéma qui apparaissent dans le livre, comme par exemple l'amusante conversation où Barciela l'intellectuel [7] déclare son enthousiasme pour Katharine Hepburn, modèle féminin de minceur et de distinction, tandis que son collègue Valduque a des goûts plus populaires et préfère les chairs opulentes de Ginger Rogers. Le cinéma n'est pas en effet un élément structurant du récit comme dans le roman de Muñoz Molina, il se contente de faire partie de la toile de fond, de la recréation de l'ambiance de l'époque. On peut supposer que Leguina, dont le livre est paru en 1992, a été quelque peu influencé lui-même par Beltenebros (le roman, et peut-être même le film, sorti en 1991), et la réalisatrice n'aura pas voulu mettre en images ce qui dans le texte n'est que le pâle reflet d'une création antérieure.
La caractérisation des personnages n'est en effet qu'ébauchée et le fil argumentaire suit le schéma mécanique du « Whodunit », selon l'appellation péjorative d'Alfred Hitchcock. Comme dans Beltenebros, la déficience du savoir chez le héros repose sur son aveuglement : l'amitié en est la cause dans le premier cas, l'amour dans le deuxième. Mais dans Tu nombre..., la révélation surgit en même temps pour le spectateur et pour Barciela. Si l'on suit ce contrat de lecture de l'explication factuelle, il eût fallu expliquer comment Julia avait mis à mort Teruel et Elósegui, ce dernier étant un « gobernador civil », dont l'exécution ne devait pas être si aisée. Ce n'est donc pas complètement le schéma typique du film policier, où tout s'éclaire à la fin, qui prévaut ici, puisque la question « qui l'a fait ? » reçoit une réponse, mais que le « comment » est légèrement escamoté. Mais ce n'est pas non plus celui de la caractérisation psychologique : la douce Julia, si différente du personnage incarné par Ana Belén dans La petición (1976), n'est pas vraiment crédible dans son rôle de tueuse en série, même si la femme tue ici pour venger son amant assassiné, et non par compulsion meurtrière comme la tueuse de Basic Instinct. La caméra se complaît d'ailleurs à « glamouriser » son beau visage, en une citation de l'esthétique de la photographie des stars des années 30 et 40 comme Greta Garbo ou Marlène Dietrich.
Par ailleurs, ce thème de la vengeance par amour, que ne semble pas désavouer la réalisatrice, situe le personnage dans la lignée d'héroïnes espagnoles, dont le paradigme historique, converti en figure théâtrale par Lorca, est Mariana Pineda : héroïne capable d'aller jusqu'au bout de ses convictions à cause de son attachement à un homme. En cas de conflit entre l'amour et les convictions, celui de Julia pour les siens l'emporterait sur toute autre considération : c'est ce qu'elle déclare à son amant Jaime lorsqu'elle le prévient qu'elle ne veut pas que sa famille soit impliquée. Partant, la lecture idéologique est évincée au profit d'une autre qui place l'individu au centre de toute problématique historique. Dans la deuxième partie du film, un certain déséquilibre argumentatif s'instaure, par la multiplication de scènes érotiques, toutes concentrées dans un laps de temps resserré. Cette multiplication peut s'expliquer comme l'aspiration à une sexualité épanouie dans un cinéma où les images érotiques sont toujours présentes mais jamais aussi prégnantes.
Cependant, la relative faiblesse de Tu nombre... ne doit pas faire oublier l'importance du contenu idéologique dans la filmographie de Pilar Miró. Même dans un film intimiste comme El pájaro de la felicidad, les convictions politiques de la réalisatrice trouvent toujours un moyen de s'exprimer. L'exemple le plus explicite est sans doute la conversation qui oppose Carmen à sa mère à l'issue du repas : face à sa mère qui traite les socialistes de « gentuza », Carmen se défend en évoquant les réformes menées par le gouvernement, une fois surmontée l'étape de la transition démocratique : « Cela ne suffisait pas d'en finir avec la dictature ». Les paroles de Carmen peuvent retentir aux oreilles du spectateur comme un plaidoyer pro domo, puisque Pilar Miró participa au premier gouvernement de Felipe González, en 1982. A ce moment précis, la distance entre l'instance d'énonciation et l'auteur du film est quasiment abolie [8].
Ce film nous offre d'ailleurs la transition entre l'affirmation des convictions politiques et la représentation à l'écran de la figure qu'on peut appeler de la « femme forte ». La protagoniste, Carmen, est restauratrice de tableaux, activité investie d'une charge symbolique, car il convient de restaurer le passé pour s'instaurer, pour reconstruire dans le présent : présent de Carmen, présent de l'Espagne démocratique, toujours ce lien indissociable entre la vie personnelle et le destin collectif. Tailleur chic, cheveux relevés en chignon, maquillage et ongles impeccablement vernis au début du film, Carmen se présente comme un pur produit de l'intelligentsia espagnole qui a prospéré avec les progrès économiques du pays et son entrée dans le concert des pays européens [9]. Par ailleurs, le code onomastique n'est pas innocent : on ne peut oublier les connotations attachées à cet archétype qui renvoie au mythe de la femme espagnole : prête à renoncer à la vie plutôt qu'à sa liberté.
C'est El perro del hortelano qui instaure la figure féminine la plus audacieuse et aboutie. La pièce de Lope installe une intrigue amoureuse dont l'originalité repose sur le paradoxe d'une situation inscrite dans le sous-titre de la pièce : « Amar por ver amar ». C'est en effet parce qu'elle découvre les amours de son secrétaire Teodoro et sa servante Marcela, que Diana, comtesse de Belflor, s'éprend de Teodoro. La « comedia » inverse la banalité chronologique, et repose sur une exaspération du désir mimétique, puisque c'est ici la jalousie qui est à l'origine de l'amour [10]. Là encore, le code onomastique nous fournit l'une des clés du film (et de la pièce dont il est tiré). La protagoniste porte le nom de la déesse qui s'approprie l'occupation virile de la chasse. On reconnaît le substrat mythique de l'épisode du chasseur Actéon, qui paya de sa vie le privilège d'avoir aperçu la déesse chasseresse au bain. Courroucée, celle-ci le changea en cerf et il fut dévoré par ses propres chiens. Le mythème subissant un processus d'inversion, l'interdit du regard se retourne ici dans un premier temps contre Diana : c'est elle qui a vu un spectacle qu'elle n'aurait pas du voir (les étreintes de Teodoro et Marcela, d'abord imaginées puis vues à deux reprises).
Comme son homonyme divine, la comtesse combine aussi chasteté et cruauté : veuve courtisée par tous les gentilshommes de la ville, elle demeure sourde à leurs compliments et s'apparente à l'archétype néo-pétrarquiste de la Dame à la beauté froide et insensible qui est le modèle dominant de la lyrique auriséculaire [11]. Mais fidèle au texte lopesque qui entend mêler sur la scène, comme dans la nature, le tragique et le comique, le film montre des personnages en constante évolution [12]. Diana abdique assez vite son froid dédain; quant à Teodoro, c'est avant tout un ambitieux. C'est pourquoi il se montre particulièrement inconstant, oscillant au gré des humeurs de sa maîtresse entre la voie d'un amour raisonnable entre égaux et la voie de la passion qui est l'attirance des sommets incarnés par la comtesse. La rhétorique lopesque sous-tend cette dialectique par toute une série de jeux conceptistes sur le paradigme mythologique de l'ascension et de la chute, citant au passage les référents consacrés, comme Icare et Phaéton.
La séquence des gifles (qui correspond à la fin du deuxième acte) est emblématique de cette féminité redoutable où la violence l'emporte finalement sur la douceur [13]. La comtesse est assise sur son estrade (le scénario indique la didascalie spatiale « salón del trono »). Altière, inaccessible, le visage fermé, elle repousse la déclaration de Teodoro, stupéfait de cette réaction que ne laissait pas prévoir sa précédente lettre : "Cuando una mujer principal se ha / declarado con un hombre humilde, / eslo mucho el término de volver a / hablar con otra, / mas quien no estima su fortuna, / quédese para necio" [14]. Teodoro se révolte contre cette retombée des espoirs qu'il avait nourris, et le code des couleurs dans la version filmique souligne le jeu des antithèses traduisant les états successifs par lesquels passe la comtesse : "¿ Para qué puede ser bueno / haberme dado esperanzas (...) / si cuando ve que me enfrío / se abrasa de vivo fuego, / y cuando ve que me abraso, / se hiela de puro hielo ?" [15] Le bleu du fauteuil et des « azulejos » s'oppose ainsi au rouge de la robe, évoquant le constant changement de Diana, dans ses allers et retours entre indifférence et passion.
Quand le secrétaire a reçu, pour prix de son attachement à Marcela, deux gifles brutales qui le font saigner du nez, et qu'il a quitté la pièce non sans avoir croisé le comte Federico, l'un des deux prétendants de la comtesse, une coupe franche nous fait changer de décor. Nous accédons à la cuisine, espace refuge de la consolation des humbles, où Teodoro retrouve son valet Tristán : la tenue négligée de ce dernier, sa façon grossière de manger et ses plaisanteries grivoises l'assimilent à la figure traditionnelle du « pícaro » (justement le terme qu'a employé Diana en souffletant Teodoro : « ¡ Pícaro infame ! »). Mais alors que Tristán était en train de conter à son maître - pour le rassurer sur la sévérité actuelle mais passagère de la comtesse à son égard - l'anecdote du valet et de la gouvernante qui se cherchaient constamment querelle, mais qu'on avait découverts un jour ensemble au lit, se livrant à leurs ébats amoureux, voici que la comtesse fait irruption. A l'effet comique du valet interrompu au beau milieu de son discours inconvenant s'ajoute l'effet baroque d'un monde trompeur où les apparences sont illusion, où la femme fait des apparitions quasi surnaturelles : « ¿ Es duende esta mujer ? » (« Cette femme est-elle un lutin ? ») s'interroge Tristán [16]. On voit ce que la liberté qu'autorise le matériau cinématographique confère au texte théâtral : la comtesse est ici en dehors de son espace habituel, elle envahit symboliquement l'espace de la domesticité et se l'approprie. Soulignons au passage la qualité picturale du plan : les cuisiniers à droite, interrompant leur tâche, Tristán à gauche, pétrifié, la comtesse approchant en profondeur de champ, et Teodoro au centre, son mouchoir sous le nez, les costumes et le décor recréant à l'envi la saveur « costumbrista » d'une telle scène.
La comtesse ne répond pas aux reproches de Teodoro, mais exige d'avoir le mouchoir (« porque esta sangre quiero »). A ce fétichisme, elle ajoute la générosité d'une compensation de 2000 écus à verser à Teodoro. Celui-ci, éberlué, demande pour quoi faire, et elle lui répond, imperturbable : « Para hacer lienzos ». La générosité se double donc de férocité puisqu'elle le menace ainsi implicitement de lui infliger d'autres coups, de faire encore couler le sang, ce qui rendra nécessaire l'usage de nouveaux mouchoirs. Quand la comtesse est partie, c'est le gracioso qui fournit par un jeu de mots d'un goût douteux la clé symbolique de la scène : "Pagó la sangre y te ha hecho / doncella por las narices [17]. Ainsi se trouve parachevé le processus de féminisation de l'homme et de masculinisation de la femme. Certes, toute cette puissante symbolique figure dans le texte. Mais ce n'est pas pour rien, nous semble-t-il, si Pilar Miró a choisi précisément cette pièce qui configure si fortement les relations amoureuses comme des relations de pouvoir.
La cinéaste, au moment de la sortie de Werther (1986), parlant du protagoniste, rappelait son attachement à « l'esthétique du perdant ». Dans El pájaro de la felicidad, Carmen subit au début du film le traumatisme d'un viol, mais elle reprend aussitôt son rôle de dominatrice, et c'est elle qui impose sa volonté à son amant Eduardo, allant ensuite jusqu'à rompre toute relation avec lui. En ce sens, le film El perro del hortelano est le seul à inverser la disphorie régnant à la fin de tous les autres films, pour instaurer l'union entre les personnages. Là encore, le texte lopesque lui-même suggère les possibles nuages de cette union, la probabilité de la fugacité de cet amour. Teodoro soupçonne Diana de regretter le moment où elle pouvait le traiter en inférieur, et garder ainsi l'amant à sa merci. Les dénégations de Diana, les tendres sourires, les baisers, l'atmosphère festive qui emporte la noce dans une danse sautillante et triomphante, n'annule en rien la puissance menaçante d'un texte sans illusions sur l'humaine nature (l'auteur à la vie si déréglée ne connaissait-il pas toutes les faiblesses de la chair ?).
Tous les films de Pilar Miró évoquent, peu ou prou, les goûts éclectiques de leur auteur, l'étendue de sa culture, qu'elle soit musicale (avec une prédilection pour l'opéra), picturale, littéraire ou cinématographique. A ce sujet, on pourrait s'étendre longuement sur les référents culturels si abondants dans El pájaro de la felicidad qu'ils s'exposent peut-être au détriment des situations, du développement de l'action et des personnages. Mais on ne peut qu'admirer l'adéquation esthétique de ce cinéma avec l'occupation qu'il met en scène. Carmen restaure des tableaux : le spectateur est donc convié, de par le sujet du film, à regarder quelqu'un dont l'occupation principale est de regarder. Ce n'est pas le moindre des paradoxes de Pilar Miró que cet art de la réflexivité [18], dans une vie si marquée par le goût de l'action, qu'elle soit politique ou culturelle. Paradoxal comme ce goût pour la solitude qui coexiste avec le sens profond de l'amitié et de la solidarité. Dans le film, le métier de Carmen est le corrélat d'une attitude vitale « voyeuriste » : voulant s'éviter la souffrance, le personnage choisit la solitude. Carmen s'abstrait volontairement du cadre du monde et de ses passions, et le contemple en spectatrice. Souvent elle est filmée comme si elle était face à un tableau, comme si sa vie personnelle n'était que la continuation de la tension de son regard.
Ceci est donné dès le premier plan du film, où sa silhouette, vue de dos, se découpe à droite : elle regarde par l'encadrement de la porte son fils occupé à cuisiner. L'espace narratif ainsi créé est un espace souligné par le cadre de la porte, désigné au regard. Reprenant l'expression de Gilles Deleuze, citant Jean Mitry, on peut dire que Carmen est souvent filmée en caméra « mi-subjective » : « L'image mi-subjective désigne cet « être avec » la caméra. Elle ne se confond pas avec le personnage, elle n'est pas non plus en dehors, elle est avec lui [19] ». L'auteur évoque l'analogie linguistique avec le style indirect libre : une énonciation prise dans un énoncé qui dépend lui-même d'une autre énonciation. « Une langue laisse d'autant plus affleurer le discours indirect libre que, au lieu de s'établir « sur un niveau moyen », elle se différencie en "langue basse" et "langue soutenue" ». C'est bien le cas de El pájaro..., où le nombre important d'images « mi-subjectives » correspond au niveau soutenu du discours filmique : abondance des emprunts culturels à la tradition savante littéraire (Pío Baroja, Angel González), musicale (Henry Purcell, Jordi Savall) et picturale (Pantoja, Murillo, Goya).
La référence constante à la peinture dans El pájaro de la felicidad induit une conception du cadre cinématographique très proche de celle du cadre en peinture. Le cadre polarise l'espace vers le dedans, comme c'est souvent le cas dans la représentation iconographique classique. Jouant sur la pulsion scopique installée par le dispositif cinématographique, le film invite le spectateur à voir par le regard de Carmen. Ainsi, la peinture est dans le film objet d'étude, de contemplation, et suggère même des modèles comportementaux, mais elle n'est pas un objet fantasmatique. Les tableaux font partie du réel, ils sont même l'objet d'un travail (de restauration). En cela, leur présentation est à l'opposé de celle d'un Kurosawa dans son film Rêves (1989), lorsque le narrateur rêve qu'il est projeté à l'intérieur du célèbre tableau de Van Gogh représentant des corbeaux survolant un champ de blé : le tableau s'anime alors sous nos yeux.
Dans les films de Pilar Miró, la différence entre le réel et l'imaginaire est toujours marquée : Beltenebros ne constitue qu'une exception partielle à la règle, car il n'y a pas plus « d'interactivité » entre le film projeté à la fin (La charge fantastique) et la série diégétique qu'il n'y en a entre les tableaux et la protagoniste de El pájaro. Simplement, les épisodes d'action sont filmés sur le mode réaliste (par exemple la séquence du viol de Carmen), tandis que les épisodes réflexifs sont filmés sur le mode poétique de la rêverie. Au contraire, dans El perro del hortelano, on voit comment la pulsion scopique, qui est le moteur de l'action, n'est jamais séparée de celle-ci. On peut citer la séquence singulière, tournée avec une parfaite maîtrise, où la comtesse et sa suivante Anarda, cachées derrière une jalousie, assistent à la scène de dépit amoureux des deux amants, Teodoro et Marcela, bientôt réconciliés grâce à la médiation efficace de Tristán. Citons encore un exemple dans El pájaro... de ce que Christian Metz appelle plaisamment « le rectangle au carré » [20]. Dans la deuxième partie du film (le séjour en Catalogne), un travelling d'accompagnement nous permet de suivre Carmen qui s'approche de la fenêtre. La forme rectangulaire et la position surbaissée de la fenêtre l'obligent à s'asseoir pour regarder le paysage : double analogie avec un tableau devant lequel on s'assied pour mieux regarder, et avec l'écran de cinéma devant lequel le spectateur s'installe dans un fauteuil. La caméra effectue un recadrage sur le paysage, et le plan semble nous dire : « Voilà un beau tableau de cinéma ».
Il y aurait certes beaucoup à dire encore sur ces quatre films de Pilar Miró, réalisés au cours des années 90. Cet article n'a prétendu qu'en dégager quelques traits dominants. Les derniers films de Pilar Miró sont plus ambitieux et plus chers que les précédents. C'est un art parvenu à sa pleine maturité, qui s'autorise la diversité dans sa palette interprétative : après de nombreux films tournés avec Mercedes Sampietro, Beltenebros accueille un casting international, tandis que Tu nombre... et El perro... assurent la consécration du « couple » Carmelo Gómez-Emma Suárez. Il s'agit toujours d'un cinéma qui s'inscrit dans le courant de la culture comme révolte : contre la dictature, et plus généralement contre tout asservissement, en particulier celui de la pensée. En cela, il refuse tout phénomène de mode et assume ses choix en toute indépendance d'esprit.
Par ailleurs, en dépit des dénégations de la cinéaste qui a toujours refusé l'étiquette de « féministe », il est indéniable que les compositions féminines s'affirment avec vigueur, même si ce phénomène semble moins net dans les années 90 qu'auparavant (le rôle masculin est prédominant dans Beltenebros, et Tu nombre... offre un bel équilibre entre rôles masculins et féminins).
Enfin, le dernier film sorti sur les écrans (même s'il fut tourné avant Tu nombre...) marque un affaiblissement du pessimisme général de cette oeuvre, traversée par un lyrisme discret, toujours distillé au gré d'une image impeccablement soignée. Symboliquement, le dernier plan du Chien du jardinier est cette image arrêtée sur la danse joyeuse qui emporte la noce : c'est ainsi que l'art s'affirme comme antidote permanent au mal de vivre.
NOTES
1 Cf. J.A. Pérez Millán, Pilar Miró, directora de cine, Valladolid, 37 Semana Internacional de Cine, 1992.
2 Elle fit ses premières armes à la Télévision, pour laquelle elle travailla pendant vingt ans. Contrairement à d'autres, elle n'opposa jamais la télévision au cinéma. Son dernier travail fut la retransmission de la noce de l'Infante Cristina, à Barcelone, peu de temps avant sa mort.
3 La critique de presse en France a démontré une fois de plus, à l'occasion de la sortie nationale du Chien du jardinier en avril 2000, sa connaissance lacunaire de la culture hispanique et son acharnement à ne vouloir reconnaître qu'un seul cinéaste espagnol par génération (Buñuel, Saura, Almodóvar).
4 C'est donc paradoxalement l'image panoptique inquiétante d'un être au pouvoir surhumain qui est suggérée, comme dans le film Le diabolique Docteur Mabuse (Fritz Lang,1960), où les caméras de l'hôtel figurent « mille yeux » qui ne laissent rien hors de leur surveillance.
5 S. Freud, Essais de psychanalyse appliquée, NRF 1971, analyse de la nouvelle d'ETA Hoffmann.
6 Darman, interprété par Terence Stamp, porte imperméable et chapeau mou, comme les personnages incarnés par Humphrey Bogart.
7 Le policier se reconvertit plus tard en professeur de mathématiques...
8 Cf. également la séquence qui oppose Carmen à la propriétaire du tableau de Pantoja. Voir F. Heitz, « De Gary Cooper... à El pájaro de la felicidad, Pilar Miró : une femme qui s'affiche », Hispanística XX n°13, « Notre fin de siècle », Université de Bourgogne, 1996.
9 On mesure l'évolution par rapport au film Gary Cooper que estás en los cielos (1980) : le caractère intimiste des deux films et la présence de la même actrice, Mercedes Sampietro, autorisent le rapprochement.
10 La théorie du désir mimétique est la pièce maîtresse de l'anthropologie de René Girard, s'opposant à l'insistance freudienne en faveur d'un désir objectal (le complexe d'Oedipe enracine le désir dans l'objet maternel). Cf. R. Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1995 [1972] et Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Le livre de poche, 1995 [1978].
11 Pour les portraits de la Dame et de l'amant dans la poésie du Siècle d'or, voir Dominique Fernandez et Suzanne Varga Guillou, L'amour des mythes et les mythes de l'amour, Artois Presses Université, 1999.
12 Pour la « désaristotélisation » chez Lope, voir Lope de Vega, El arte nuevo de hacer comedias, et la Préface de sa traduction par José Luis Colomer : L'art nouveau de faire les comédies, Paris, Les Belles Lettres, 1992.
13 Cf. le premier film de Pilar Miró, La petición (1976). Voir F. Heitz, Pilar Miró, vingt ans de cinéma espagnol (à paraître aux Presses Universitaires d'Artois), chapitre : « La violence et la mort : radicalisation et esthétisation ».
14 « Quand une dame de haut rang a déclaré sa flamme à un homme d'origine modeste, il est impardonnable de retourner à une autre, mais qui n'estime pas sa fortune restera un sot. »
15 « A quoi cela rime-t-il / de m'avoir donné tant d'espoirs / si quand vous voyez que je me refroidis / vous ravivez un feu qui vous brûle / et quand vous voyez que je me consume / vous vous figez en un pur glaçon ? »
16 La Dama duende, de Calderón, est légèrement postérieure : 1629, alors que El perro del hortelano date de 1613.
17 « Elle a payé le sang et t'a dépucelé par le nez ».
18 Pilar Miró avouait que contrairement à tant de cinéastes qui craignent les temps morts, elle avait un goût prononcé pour le tournage des séquences où le personnage contemple une image, se replonge dans son passé, et où il ne se passe rien.
19 Gilles Deleuze, L'image-mouvement (Cinéma 1), Paris, Editions de Minuit, 1991 [1983]
20 C.Metz, L'énonciation impersonnelle ou le site du film, Paris, Méridiens Klincksieck, 1991.
Pour les Espagnols en effet, Pilar Miró est connue par le retentissement médiatique d'un film qui subit les derniers coups de la censure pendant la période de Transition, El crimen de Cuenca (1979), plus que par la qualité intrinsèque de son oeuvre cinématographique. L'interdiction de El crimen... provoqua le scandale, ainsi que le procès intenté à sa réalisatrice pour « injures à la Garde civile », avant l'autorisation intervenue grâce au changement démocratique. Pilar Miró eut également la responsabilité de la Direction Générale du Cinéma entre 1982 et 1985, où elle fut l'auteur d'une loi de protection du cinéma qui porte son nom. Elle n'hésita pas à quitter cette charge politique, expliquant que pour elle, le pouvoir, c'était de dire : « moteur ! » Enfin, elle fut célèbre comme Directrice de la Télévision espagnole [2] de 1986 à 1989, charge qu'elle dut quitter pour abus de fonds publics. Elle passa en jugement et fut acquittée en 1992. Sa biographie constitue ainsi non seulement un film à suspense et rebondissements, mais aussi un témoignage sur toute une époque, où une génération (ceux qui sont nés juste après la guerre civile et en ont subi les conséquences) et une partie de la société espagnole (la bourgeoisie intellectuelle) se voit représentée.
Sa production cinématographique s'étale sur vingt ans, de 1976 à 1996, et comporte neuf films. Les années 90 voient l'apogée de la carrière de Pilar Miró et une véritable reconnaissance de la qualité de ses oeuvres, avec 3 Goya et un Ours d'argent au festival de Berlin pour Beltenebros en 1991 et 7 Goya pour El perro del hortelano en 1997. Les quatre films qui s'échelonnent au cours de la décennie constituent un parfait exemple de diversité thématique. En effet, si Beltenebros est un thriller adapté d'un roman d'Antonio Muñoz Molina, El pájaro de la felicidad est un film intimiste qui retrace l'itinéraire d'une femme de cinquante ans à la recherche d'un équilibre affectif. Les deux derniers films, qui sortirent tous deux sur les écrans à la fin de 1996, sont également fort différents : Tu nombre envenena mis sueños est une enquête policière sur des morts inexpliquées dans le Madrid de l'après-guerre, et El perro del hortelano est la fidèle adaptation d'une "comedia" de Lope de Vega. On peut être surpris par l'hétérogénéité des sujets abordés, des époques, et en apparence, des styles. Des critiques trop pressés [3] ont facilement tendance à présenter l'hétérogénéité d'une oeuvre comme une absence de style, et c'est un reproche qu'a encouru Carlos Saura lui-même
Sous cette apparente disparité, déroutante pour certains, il s'agira donc de dégager la cohérence profonde, tant sur le plan de la récurrence thématique et des choix idéologiques que sur celui de l'écriture cinématographique et des partis pris esthétiques. Outre le fait que trois films sur quatre ont en commun d'être des adaptations littéraires, d'autres lignes de force semblent pouvoir les rapprocher : deux d'entre eux ont un contenu politique marqué (Beltenebros et Tu nombre...), chaque film met en place une intéressante figure féminine, et deux en particulier ont pour protagoniste une femme forte, libre et dominatrice (El pájaro de la felicidad et El perro...) Ce sont aussi ces derniers cités qui ont un aspect esthétique remarquable, revendiquant avec une certaine fierté leurs référents culturels classiques.
Beltenebros et Tu nombre... ont une évidente parenté : l'argument narratif et le cadre spatio-temporel. Le premier film tisse des liens entre deux temporalités : dans l'immédiat après-guerre, Darman avait reçu l'ordre de tuer Walter, accusé de trahir l'organisation de résistance au franquisme. Des années plus tard, il reçoit l'ordre de tuer Andrade pour les mêmes motifs, et va découvrir que le réseau est en fait détruit par le commissaire Ugarte, ancien compagnon de lutte de Darman (il répondait alors au nom de Valdivia) et passé de l'autre côté. Le deuxième film met en scène l'inspecteur Barciela, obligé d'enquêter sur l'assassinat mystérieux de trois phalangistes en 1942 à Madrid. Son enquête le conduit au personnage de Julia Buendía, dont il tombe amoureux et qui s'avère être l'auteur véritable des crimes : elle a tué par vengeance car ces hommes appartenaient à la « cinquième colonne » et étaient responsables du meurtre de son amant communiste, Jaime, pendant la guerre, ce qui induit également des flash-back, tissant les fils entre trois époques diégétiques.
Le personnage de Valdivia-Ugarte dans Beltenebros est un personnage hermétique. Sa première apparition à l'écran est d'ailleurs une image cryptique, car il y a doute sur l'identité du personnage : Valdivia et Ugarte ne font-ils qu'un ? Dans l'atmosphère enfumée du local où le commissaire donne ses ordres à ses sbires, l'éclairage est raréfié, le plan en légère plongée et non frontal : la perception est ainsi brouillée, et la révélation complète repoussée au dénouement. La manie compulsive de la cigarette est un premier indice qui met sur la voie de l'identification : elle avait déjà été remarquée par Darman, lors de leurs retrouvailles dans les combles du cinéma en 1946. Darman avait dit, surpris : « Avant, tu ne fumais jamais ». Cette nouvelle habitude semble avoir coïncidé avec le passage au franquisme, comme un changement comportemental révélant un bouleversement plus profond. Le deuxième indice physique est cette fragilité des yeux qui l'oblige à porter des lunettes à verres épais et fumés. Figure hermétique qui aime à se dissimuler, il ne porte pas des lunettes pour y voir plus clair, mais inverse la fonction : c'est pour mieux se cacher. Voyeur impuissant répétant à l'infini la pulsion scopique du témoin invisible du strip-tease à la « Boîte Tabou », le commissaire perd ses lunettes au moment où il est touché au sexe. Le symbole politique de celui qui vit dans l'ombre (comme l'indique son surnom, « Beltenebros »), pour mieux espionner [4], se double donc d'un symbole sexuel. On sait que Freud, dans son analyse de L'homme au sable, fait des lunettes un symbole de « l'inquiétante étrangeté » et met en relation la crainte infantile pour les yeux et la peur de la castration [5]. Cette peur se trouvera justifiée par l'image quand Darman visera Ugarte au sexe. Pour Darman, qui déclare : « Je croyais que tu étais le meilleur », Valdivia était un modèle, une figure paternelle : le coup de feu tiré au sexe est ainsi, d'une certaine façon, le meurtre du Père.
Avec ses grosses lunettes, sa petite stature et son crâne dégarni, Valdivia-Ugarte correspond à la typification cinématographique du traître. N'ayant pu résister au désir de se montrer (qu'est-ce qu'un expert de la manipulation si son génie reste méconnu ?), tel un histrion, il gesticule sur la scène. Les balles des policiers n'atteignent pas le « héros » qui parvient à neutraliser ces derniers, et la pellicule s'embrase. Aveuglé, Ugarte s'écroule, touché par les balles, tandis que le cinéma entier est envahi par les flammes. Le feu semble remplir la fonction actantielle d'adjuvant, permettant à Darman et Rebeca de s'enfuir. Mais dans cette représentation parodique où le cinéma se prend lui-même comme référent - le déroulement simultané à l'action d'un film célèbre, La charge fantastique, de Raoul Walsh (1941) n'en est pas la moindre preuve -, le sens initial de la lutte contre l'oppression dictatoriale ne s'est-il pas perdu quelque peu ? On est loin des certitudes affirmées à la fin de El crimen de Cuenca, dans le montage convergent qui assurait la reconnaissance de l'innocence des opprimés injustement condamnés. Le discours politique existe toujours, mais en toile de fond. Le discours que le cinéma tient sur lui-même est ce qui occupe le devant de la scène, et le « grand imagier » s'amuse à manipuler les conventions narratives inhérentes au genre. N'exprimant aucun regret de sa conduite, Ugarte est l'archétype du méchant de cinéma, qui renvoie également à son précédent théâtral, le personnage de Iago dans Othello de Shakespeare. Plus qu'un fourbe habile, il apparaît à la fin comme un histrion ridicule, et même comme un nouveau vampire (il ne peut supporter la lumière du jour et il meurt entouré par les flammes, recroquevillé en position foetale). L'affirmation péremptoire du chef de réseau, Bernal : « Personne ne change », est ainsi contredite par l'expérience : les traîtres existent, on les a rencontrés.
Beltenebros convoque tour à tour plusieurs genres cinématographiques, par citation, imitation ou simple suggestion : essentiellement le film noir, auquel il emprunte son cadre, son style [6], et même la référence au film culte Gilda (Charles Vidor, 1946), certains traits de western (Darman jouant de la gâchette et buvant sec avant d'aller seul à la rencontre de son destin... dans une salle de cinéma) et les situe dans le cadre spatio-temporel de la lutte contre le régime franquiste, posant ainsi le problème de l'engagement politique. La subversion est bien celle de la convocation de multiples genres sans que le film entre dans le cadre rigide et univoque d'une quelconque classification.
Cette subtilité n'est pas perceptible dans Tu nombre envenena mis sueños, où les personnages restent définis de façon trop floue et n'apparaissent pas toujours plausibles. En effet, si l'on se réfère aux déclarations de Pilar Miró, le roman homonyme de Joaquín Leguina est le résultat d'une sorte de défi que la cinéaste avait un jour lancé à son ami, homme politique et alors Président de la Communauté de Madrid. Frappée par le fait que les films noirs américains relatent toujours la vengeance d'un homme, Pilar lui demanda pourquoi il n'écrirait pas l'histoire de la vengeance d'une femme, quelque chose qu'elle pourrait adapter au cinéma. L'histoire d'amour entre Angel Barciela - Carmelo Gómez - (l'inspecteur chargé de mener l'enquête, et qui ne croit pas à la version officielle qui arrange les autorités, celle d'un règlement de comptes entre profiteurs du marché noir) et Julia Buendía - Emma Suárez - prend le pas sur le thème initial de la vengeance. L'incertitude quant au sujet du film est déjà présente dans le titre, qui est une phrase écrite par Luis Cernuda alors qu'il était exilé : il se référait ainsi à la nostalgie de l'Espagne. Dans le film, la nostalgie est à mettre au compte de Barciela, et il s'agit de celle de l'amour perdu de Julia.
Pilar Miró reprend dans ce film certaines figures utilisées dans Beltenebros : le commentaire par la voix off qui permet le flash-back, le jeu des analepses successives, le retour au présent de narration à la fin du récit filmique. Il faut encore y ajouter la recréation de l'atmosphère des années de guerre et de « postguerra » dans le même cadre urbain de Madrid. Cette recréation passe par la monstration des coupures d'électricité, des restrictions alimentaires, les vêtements, les coiffures, les attitudes... Mais par ailleurs, il est significatif que la réalisatrice n'ait pas utilisé du tout les nombreuses allusions au cinéma qui apparaissent dans le livre, comme par exemple l'amusante conversation où Barciela l'intellectuel [7] déclare son enthousiasme pour Katharine Hepburn, modèle féminin de minceur et de distinction, tandis que son collègue Valduque a des goûts plus populaires et préfère les chairs opulentes de Ginger Rogers. Le cinéma n'est pas en effet un élément structurant du récit comme dans le roman de Muñoz Molina, il se contente de faire partie de la toile de fond, de la recréation de l'ambiance de l'époque. On peut supposer que Leguina, dont le livre est paru en 1992, a été quelque peu influencé lui-même par Beltenebros (le roman, et peut-être même le film, sorti en 1991), et la réalisatrice n'aura pas voulu mettre en images ce qui dans le texte n'est que le pâle reflet d'une création antérieure.
La caractérisation des personnages n'est en effet qu'ébauchée et le fil argumentaire suit le schéma mécanique du « Whodunit », selon l'appellation péjorative d'Alfred Hitchcock. Comme dans Beltenebros, la déficience du savoir chez le héros repose sur son aveuglement : l'amitié en est la cause dans le premier cas, l'amour dans le deuxième. Mais dans Tu nombre..., la révélation surgit en même temps pour le spectateur et pour Barciela. Si l'on suit ce contrat de lecture de l'explication factuelle, il eût fallu expliquer comment Julia avait mis à mort Teruel et Elósegui, ce dernier étant un « gobernador civil », dont l'exécution ne devait pas être si aisée. Ce n'est donc pas complètement le schéma typique du film policier, où tout s'éclaire à la fin, qui prévaut ici, puisque la question « qui l'a fait ? » reçoit une réponse, mais que le « comment » est légèrement escamoté. Mais ce n'est pas non plus celui de la caractérisation psychologique : la douce Julia, si différente du personnage incarné par Ana Belén dans La petición (1976), n'est pas vraiment crédible dans son rôle de tueuse en série, même si la femme tue ici pour venger son amant assassiné, et non par compulsion meurtrière comme la tueuse de Basic Instinct. La caméra se complaît d'ailleurs à « glamouriser » son beau visage, en une citation de l'esthétique de la photographie des stars des années 30 et 40 comme Greta Garbo ou Marlène Dietrich.
Par ailleurs, ce thème de la vengeance par amour, que ne semble pas désavouer la réalisatrice, situe le personnage dans la lignée d'héroïnes espagnoles, dont le paradigme historique, converti en figure théâtrale par Lorca, est Mariana Pineda : héroïne capable d'aller jusqu'au bout de ses convictions à cause de son attachement à un homme. En cas de conflit entre l'amour et les convictions, celui de Julia pour les siens l'emporterait sur toute autre considération : c'est ce qu'elle déclare à son amant Jaime lorsqu'elle le prévient qu'elle ne veut pas que sa famille soit impliquée. Partant, la lecture idéologique est évincée au profit d'une autre qui place l'individu au centre de toute problématique historique. Dans la deuxième partie du film, un certain déséquilibre argumentatif s'instaure, par la multiplication de scènes érotiques, toutes concentrées dans un laps de temps resserré. Cette multiplication peut s'expliquer comme l'aspiration à une sexualité épanouie dans un cinéma où les images érotiques sont toujours présentes mais jamais aussi prégnantes.
Cependant, la relative faiblesse de Tu nombre... ne doit pas faire oublier l'importance du contenu idéologique dans la filmographie de Pilar Miró. Même dans un film intimiste comme El pájaro de la felicidad, les convictions politiques de la réalisatrice trouvent toujours un moyen de s'exprimer. L'exemple le plus explicite est sans doute la conversation qui oppose Carmen à sa mère à l'issue du repas : face à sa mère qui traite les socialistes de « gentuza », Carmen se défend en évoquant les réformes menées par le gouvernement, une fois surmontée l'étape de la transition démocratique : « Cela ne suffisait pas d'en finir avec la dictature ». Les paroles de Carmen peuvent retentir aux oreilles du spectateur comme un plaidoyer pro domo, puisque Pilar Miró participa au premier gouvernement de Felipe González, en 1982. A ce moment précis, la distance entre l'instance d'énonciation et l'auteur du film est quasiment abolie [8].
Ce film nous offre d'ailleurs la transition entre l'affirmation des convictions politiques et la représentation à l'écran de la figure qu'on peut appeler de la « femme forte ». La protagoniste, Carmen, est restauratrice de tableaux, activité investie d'une charge symbolique, car il convient de restaurer le passé pour s'instaurer, pour reconstruire dans le présent : présent de Carmen, présent de l'Espagne démocratique, toujours ce lien indissociable entre la vie personnelle et le destin collectif. Tailleur chic, cheveux relevés en chignon, maquillage et ongles impeccablement vernis au début du film, Carmen se présente comme un pur produit de l'intelligentsia espagnole qui a prospéré avec les progrès économiques du pays et son entrée dans le concert des pays européens [9]. Par ailleurs, le code onomastique n'est pas innocent : on ne peut oublier les connotations attachées à cet archétype qui renvoie au mythe de la femme espagnole : prête à renoncer à la vie plutôt qu'à sa liberté.
C'est El perro del hortelano qui instaure la figure féminine la plus audacieuse et aboutie. La pièce de Lope installe une intrigue amoureuse dont l'originalité repose sur le paradoxe d'une situation inscrite dans le sous-titre de la pièce : « Amar por ver amar ». C'est en effet parce qu'elle découvre les amours de son secrétaire Teodoro et sa servante Marcela, que Diana, comtesse de Belflor, s'éprend de Teodoro. La « comedia » inverse la banalité chronologique, et repose sur une exaspération du désir mimétique, puisque c'est ici la jalousie qui est à l'origine de l'amour [10]. Là encore, le code onomastique nous fournit l'une des clés du film (et de la pièce dont il est tiré). La protagoniste porte le nom de la déesse qui s'approprie l'occupation virile de la chasse. On reconnaît le substrat mythique de l'épisode du chasseur Actéon, qui paya de sa vie le privilège d'avoir aperçu la déesse chasseresse au bain. Courroucée, celle-ci le changea en cerf et il fut dévoré par ses propres chiens. Le mythème subissant un processus d'inversion, l'interdit du regard se retourne ici dans un premier temps contre Diana : c'est elle qui a vu un spectacle qu'elle n'aurait pas du voir (les étreintes de Teodoro et Marcela, d'abord imaginées puis vues à deux reprises).
Comme son homonyme divine, la comtesse combine aussi chasteté et cruauté : veuve courtisée par tous les gentilshommes de la ville, elle demeure sourde à leurs compliments et s'apparente à l'archétype néo-pétrarquiste de la Dame à la beauté froide et insensible qui est le modèle dominant de la lyrique auriséculaire [11]. Mais fidèle au texte lopesque qui entend mêler sur la scène, comme dans la nature, le tragique et le comique, le film montre des personnages en constante évolution [12]. Diana abdique assez vite son froid dédain; quant à Teodoro, c'est avant tout un ambitieux. C'est pourquoi il se montre particulièrement inconstant, oscillant au gré des humeurs de sa maîtresse entre la voie d'un amour raisonnable entre égaux et la voie de la passion qui est l'attirance des sommets incarnés par la comtesse. La rhétorique lopesque sous-tend cette dialectique par toute une série de jeux conceptistes sur le paradigme mythologique de l'ascension et de la chute, citant au passage les référents consacrés, comme Icare et Phaéton.
La séquence des gifles (qui correspond à la fin du deuxième acte) est emblématique de cette féminité redoutable où la violence l'emporte finalement sur la douceur [13]. La comtesse est assise sur son estrade (le scénario indique la didascalie spatiale « salón del trono »). Altière, inaccessible, le visage fermé, elle repousse la déclaration de Teodoro, stupéfait de cette réaction que ne laissait pas prévoir sa précédente lettre : "Cuando una mujer principal se ha / declarado con un hombre humilde, / eslo mucho el término de volver a / hablar con otra, / mas quien no estima su fortuna, / quédese para necio" [14]. Teodoro se révolte contre cette retombée des espoirs qu'il avait nourris, et le code des couleurs dans la version filmique souligne le jeu des antithèses traduisant les états successifs par lesquels passe la comtesse : "¿ Para qué puede ser bueno / haberme dado esperanzas (...) / si cuando ve que me enfrío / se abrasa de vivo fuego, / y cuando ve que me abraso, / se hiela de puro hielo ?" [15] Le bleu du fauteuil et des « azulejos » s'oppose ainsi au rouge de la robe, évoquant le constant changement de Diana, dans ses allers et retours entre indifférence et passion.
Quand le secrétaire a reçu, pour prix de son attachement à Marcela, deux gifles brutales qui le font saigner du nez, et qu'il a quitté la pièce non sans avoir croisé le comte Federico, l'un des deux prétendants de la comtesse, une coupe franche nous fait changer de décor. Nous accédons à la cuisine, espace refuge de la consolation des humbles, où Teodoro retrouve son valet Tristán : la tenue négligée de ce dernier, sa façon grossière de manger et ses plaisanteries grivoises l'assimilent à la figure traditionnelle du « pícaro » (justement le terme qu'a employé Diana en souffletant Teodoro : « ¡ Pícaro infame ! »). Mais alors que Tristán était en train de conter à son maître - pour le rassurer sur la sévérité actuelle mais passagère de la comtesse à son égard - l'anecdote du valet et de la gouvernante qui se cherchaient constamment querelle, mais qu'on avait découverts un jour ensemble au lit, se livrant à leurs ébats amoureux, voici que la comtesse fait irruption. A l'effet comique du valet interrompu au beau milieu de son discours inconvenant s'ajoute l'effet baroque d'un monde trompeur où les apparences sont illusion, où la femme fait des apparitions quasi surnaturelles : « ¿ Es duende esta mujer ? » (« Cette femme est-elle un lutin ? ») s'interroge Tristán [16]. On voit ce que la liberté qu'autorise le matériau cinématographique confère au texte théâtral : la comtesse est ici en dehors de son espace habituel, elle envahit symboliquement l'espace de la domesticité et se l'approprie. Soulignons au passage la qualité picturale du plan : les cuisiniers à droite, interrompant leur tâche, Tristán à gauche, pétrifié, la comtesse approchant en profondeur de champ, et Teodoro au centre, son mouchoir sous le nez, les costumes et le décor recréant à l'envi la saveur « costumbrista » d'une telle scène.
La comtesse ne répond pas aux reproches de Teodoro, mais exige d'avoir le mouchoir (« porque esta sangre quiero »). A ce fétichisme, elle ajoute la générosité d'une compensation de 2000 écus à verser à Teodoro. Celui-ci, éberlué, demande pour quoi faire, et elle lui répond, imperturbable : « Para hacer lienzos ». La générosité se double donc de férocité puisqu'elle le menace ainsi implicitement de lui infliger d'autres coups, de faire encore couler le sang, ce qui rendra nécessaire l'usage de nouveaux mouchoirs. Quand la comtesse est partie, c'est le gracioso qui fournit par un jeu de mots d'un goût douteux la clé symbolique de la scène : "Pagó la sangre y te ha hecho / doncella por las narices [17]. Ainsi se trouve parachevé le processus de féminisation de l'homme et de masculinisation de la femme. Certes, toute cette puissante symbolique figure dans le texte. Mais ce n'est pas pour rien, nous semble-t-il, si Pilar Miró a choisi précisément cette pièce qui configure si fortement les relations amoureuses comme des relations de pouvoir.
La cinéaste, au moment de la sortie de Werther (1986), parlant du protagoniste, rappelait son attachement à « l'esthétique du perdant ». Dans El pájaro de la felicidad, Carmen subit au début du film le traumatisme d'un viol, mais elle reprend aussitôt son rôle de dominatrice, et c'est elle qui impose sa volonté à son amant Eduardo, allant ensuite jusqu'à rompre toute relation avec lui. En ce sens, le film El perro del hortelano est le seul à inverser la disphorie régnant à la fin de tous les autres films, pour instaurer l'union entre les personnages. Là encore, le texte lopesque lui-même suggère les possibles nuages de cette union, la probabilité de la fugacité de cet amour. Teodoro soupçonne Diana de regretter le moment où elle pouvait le traiter en inférieur, et garder ainsi l'amant à sa merci. Les dénégations de Diana, les tendres sourires, les baisers, l'atmosphère festive qui emporte la noce dans une danse sautillante et triomphante, n'annule en rien la puissance menaçante d'un texte sans illusions sur l'humaine nature (l'auteur à la vie si déréglée ne connaissait-il pas toutes les faiblesses de la chair ?).
Tous les films de Pilar Miró évoquent, peu ou prou, les goûts éclectiques de leur auteur, l'étendue de sa culture, qu'elle soit musicale (avec une prédilection pour l'opéra), picturale, littéraire ou cinématographique. A ce sujet, on pourrait s'étendre longuement sur les référents culturels si abondants dans El pájaro de la felicidad qu'ils s'exposent peut-être au détriment des situations, du développement de l'action et des personnages. Mais on ne peut qu'admirer l'adéquation esthétique de ce cinéma avec l'occupation qu'il met en scène. Carmen restaure des tableaux : le spectateur est donc convié, de par le sujet du film, à regarder quelqu'un dont l'occupation principale est de regarder. Ce n'est pas le moindre des paradoxes de Pilar Miró que cet art de la réflexivité [18], dans une vie si marquée par le goût de l'action, qu'elle soit politique ou culturelle. Paradoxal comme ce goût pour la solitude qui coexiste avec le sens profond de l'amitié et de la solidarité. Dans le film, le métier de Carmen est le corrélat d'une attitude vitale « voyeuriste » : voulant s'éviter la souffrance, le personnage choisit la solitude. Carmen s'abstrait volontairement du cadre du monde et de ses passions, et le contemple en spectatrice. Souvent elle est filmée comme si elle était face à un tableau, comme si sa vie personnelle n'était que la continuation de la tension de son regard.
Ceci est donné dès le premier plan du film, où sa silhouette, vue de dos, se découpe à droite : elle regarde par l'encadrement de la porte son fils occupé à cuisiner. L'espace narratif ainsi créé est un espace souligné par le cadre de la porte, désigné au regard. Reprenant l'expression de Gilles Deleuze, citant Jean Mitry, on peut dire que Carmen est souvent filmée en caméra « mi-subjective » : « L'image mi-subjective désigne cet « être avec » la caméra. Elle ne se confond pas avec le personnage, elle n'est pas non plus en dehors, elle est avec lui [19] ». L'auteur évoque l'analogie linguistique avec le style indirect libre : une énonciation prise dans un énoncé qui dépend lui-même d'une autre énonciation. « Une langue laisse d'autant plus affleurer le discours indirect libre que, au lieu de s'établir « sur un niveau moyen », elle se différencie en "langue basse" et "langue soutenue" ». C'est bien le cas de El pájaro..., où le nombre important d'images « mi-subjectives » correspond au niveau soutenu du discours filmique : abondance des emprunts culturels à la tradition savante littéraire (Pío Baroja, Angel González), musicale (Henry Purcell, Jordi Savall) et picturale (Pantoja, Murillo, Goya).
La référence constante à la peinture dans El pájaro de la felicidad induit une conception du cadre cinématographique très proche de celle du cadre en peinture. Le cadre polarise l'espace vers le dedans, comme c'est souvent le cas dans la représentation iconographique classique. Jouant sur la pulsion scopique installée par le dispositif cinématographique, le film invite le spectateur à voir par le regard de Carmen. Ainsi, la peinture est dans le film objet d'étude, de contemplation, et suggère même des modèles comportementaux, mais elle n'est pas un objet fantasmatique. Les tableaux font partie du réel, ils sont même l'objet d'un travail (de restauration). En cela, leur présentation est à l'opposé de celle d'un Kurosawa dans son film Rêves (1989), lorsque le narrateur rêve qu'il est projeté à l'intérieur du célèbre tableau de Van Gogh représentant des corbeaux survolant un champ de blé : le tableau s'anime alors sous nos yeux.
Dans les films de Pilar Miró, la différence entre le réel et l'imaginaire est toujours marquée : Beltenebros ne constitue qu'une exception partielle à la règle, car il n'y a pas plus « d'interactivité » entre le film projeté à la fin (La charge fantastique) et la série diégétique qu'il n'y en a entre les tableaux et la protagoniste de El pájaro. Simplement, les épisodes d'action sont filmés sur le mode réaliste (par exemple la séquence du viol de Carmen), tandis que les épisodes réflexifs sont filmés sur le mode poétique de la rêverie. Au contraire, dans El perro del hortelano, on voit comment la pulsion scopique, qui est le moteur de l'action, n'est jamais séparée de celle-ci. On peut citer la séquence singulière, tournée avec une parfaite maîtrise, où la comtesse et sa suivante Anarda, cachées derrière une jalousie, assistent à la scène de dépit amoureux des deux amants, Teodoro et Marcela, bientôt réconciliés grâce à la médiation efficace de Tristán. Citons encore un exemple dans El pájaro... de ce que Christian Metz appelle plaisamment « le rectangle au carré » [20]. Dans la deuxième partie du film (le séjour en Catalogne), un travelling d'accompagnement nous permet de suivre Carmen qui s'approche de la fenêtre. La forme rectangulaire et la position surbaissée de la fenêtre l'obligent à s'asseoir pour regarder le paysage : double analogie avec un tableau devant lequel on s'assied pour mieux regarder, et avec l'écran de cinéma devant lequel le spectateur s'installe dans un fauteuil. La caméra effectue un recadrage sur le paysage, et le plan semble nous dire : « Voilà un beau tableau de cinéma ».
Il y aurait certes beaucoup à dire encore sur ces quatre films de Pilar Miró, réalisés au cours des années 90. Cet article n'a prétendu qu'en dégager quelques traits dominants. Les derniers films de Pilar Miró sont plus ambitieux et plus chers que les précédents. C'est un art parvenu à sa pleine maturité, qui s'autorise la diversité dans sa palette interprétative : après de nombreux films tournés avec Mercedes Sampietro, Beltenebros accueille un casting international, tandis que Tu nombre... et El perro... assurent la consécration du « couple » Carmelo Gómez-Emma Suárez. Il s'agit toujours d'un cinéma qui s'inscrit dans le courant de la culture comme révolte : contre la dictature, et plus généralement contre tout asservissement, en particulier celui de la pensée. En cela, il refuse tout phénomène de mode et assume ses choix en toute indépendance d'esprit.
Par ailleurs, en dépit des dénégations de la cinéaste qui a toujours refusé l'étiquette de « féministe », il est indéniable que les compositions féminines s'affirment avec vigueur, même si ce phénomène semble moins net dans les années 90 qu'auparavant (le rôle masculin est prédominant dans Beltenebros, et Tu nombre... offre un bel équilibre entre rôles masculins et féminins).
Enfin, le dernier film sorti sur les écrans (même s'il fut tourné avant Tu nombre...) marque un affaiblissement du pessimisme général de cette oeuvre, traversée par un lyrisme discret, toujours distillé au gré d'une image impeccablement soignée. Symboliquement, le dernier plan du Chien du jardinier est cette image arrêtée sur la danse joyeuse qui emporte la noce : c'est ainsi que l'art s'affirme comme antidote permanent au mal de vivre.
NOTES
1 Cf. J.A. Pérez Millán, Pilar Miró, directora de cine, Valladolid, 37 Semana Internacional de Cine, 1992.
2 Elle fit ses premières armes à la Télévision, pour laquelle elle travailla pendant vingt ans. Contrairement à d'autres, elle n'opposa jamais la télévision au cinéma. Son dernier travail fut la retransmission de la noce de l'Infante Cristina, à Barcelone, peu de temps avant sa mort.
3 La critique de presse en France a démontré une fois de plus, à l'occasion de la sortie nationale du Chien du jardinier en avril 2000, sa connaissance lacunaire de la culture hispanique et son acharnement à ne vouloir reconnaître qu'un seul cinéaste espagnol par génération (Buñuel, Saura, Almodóvar).
4 C'est donc paradoxalement l'image panoptique inquiétante d'un être au pouvoir surhumain qui est suggérée, comme dans le film Le diabolique Docteur Mabuse (Fritz Lang,1960), où les caméras de l'hôtel figurent « mille yeux » qui ne laissent rien hors de leur surveillance.
5 S. Freud, Essais de psychanalyse appliquée, NRF 1971, analyse de la nouvelle d'ETA Hoffmann.
6 Darman, interprété par Terence Stamp, porte imperméable et chapeau mou, comme les personnages incarnés par Humphrey Bogart.
7 Le policier se reconvertit plus tard en professeur de mathématiques...
8 Cf. également la séquence qui oppose Carmen à la propriétaire du tableau de Pantoja. Voir F. Heitz, « De Gary Cooper... à El pájaro de la felicidad, Pilar Miró : une femme qui s'affiche », Hispanística XX n°13, « Notre fin de siècle », Université de Bourgogne, 1996.
9 On mesure l'évolution par rapport au film Gary Cooper que estás en los cielos (1980) : le caractère intimiste des deux films et la présence de la même actrice, Mercedes Sampietro, autorisent le rapprochement.
10 La théorie du désir mimétique est la pièce maîtresse de l'anthropologie de René Girard, s'opposant à l'insistance freudienne en faveur d'un désir objectal (le complexe d'Oedipe enracine le désir dans l'objet maternel). Cf. R. Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1995 [1972] et Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Le livre de poche, 1995 [1978].
11 Pour les portraits de la Dame et de l'amant dans la poésie du Siècle d'or, voir Dominique Fernandez et Suzanne Varga Guillou, L'amour des mythes et les mythes de l'amour, Artois Presses Université, 1999.
12 Pour la « désaristotélisation » chez Lope, voir Lope de Vega, El arte nuevo de hacer comedias, et la Préface de sa traduction par José Luis Colomer : L'art nouveau de faire les comédies, Paris, Les Belles Lettres, 1992.
13 Cf. le premier film de Pilar Miró, La petición (1976). Voir F. Heitz, Pilar Miró, vingt ans de cinéma espagnol (à paraître aux Presses Universitaires d'Artois), chapitre : « La violence et la mort : radicalisation et esthétisation ».
14 « Quand une dame de haut rang a déclaré sa flamme à un homme d'origine modeste, il est impardonnable de retourner à une autre, mais qui n'estime pas sa fortune restera un sot. »
15 « A quoi cela rime-t-il / de m'avoir donné tant d'espoirs / si quand vous voyez que je me refroidis / vous ravivez un feu qui vous brûle / et quand vous voyez que je me consume / vous vous figez en un pur glaçon ? »
16 La Dama duende, de Calderón, est légèrement postérieure : 1629, alors que El perro del hortelano date de 1613.
17 « Elle a payé le sang et t'a dépucelé par le nez ».
18 Pilar Miró avouait que contrairement à tant de cinéastes qui craignent les temps morts, elle avait un goût prononcé pour le tournage des séquences où le personnage contemple une image, se replonge dans son passé, et où il ne se passe rien.
19 Gilles Deleuze, L'image-mouvement (Cinéma 1), Paris, Editions de Minuit, 1991 [1983]
20 C.Metz, L'énonciation impersonnelle ou le site du film, Paris, Méridiens Klincksieck, 1991.
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