Portraits
Jess Franco : le père de l’épouvante espagnol
Jess Franco est un réalisateur controversé, raillé par les tenants d'un cinéma élitiste et adulé par les cinéphiles amateurs de cinéma fantastique et de série B. En 2008, son œuvre a été saluée par une rétrospective à la Cinémathèque française et le réalisateur a reçu en 2009 un Goya pour l'ensemble de sa carrière. Un juste retour des choses pour un réalisateur qui dut quitter l'Espagne à la fin des années 60 pour tourner ses films.
Jess Franco évolue depuis les années 1950 dans les marges de la production mondiale mais a réussi le tour de force de réaliser près de 200 films. Le nombre exact est difficile à déterminer. Franco a utilisé une dizaine de pseudonymes comme David Khunne, Franco Manera, Pablo Villa, Clifford Brown ou James Lee Johnson (ces deux derniers, noms de jazzmen célèbres, montrent la passion de Franco pour cette musique). Qui plus est, à partir des années 1970, il existe plusieurs versions d'un même film. Ainsi en 1973, La Comtesse Noire devient tour à tour La Comtesse aux Seins Nus, puis Les Avaleuses, le film contenant sous ce dernier titre des inserts pornographiques non voulus par le réalisateur. Dans les années 70, beaucoup de films de Franco existent au moins en 3 versions : une version « réalisateur », une version « producteur » pour alimenter le marché pornographique, et une version courte, pour l'Espagne par exemple, où tous les plans de nus sont supprimés.
L'œuvre de Jess Franco est trop vaste pour l'étudier dans ses moindres détails en quelques paragraphes. On peut toutefois en dresser les grandes lignes. De la fin des années 1950 au milieu des années 1960, le réalisateur développe un cinéma de genre : épouvante, fantastique et espionnage. A la fin des années 60 et jusqu'au début des années 70, Franco prend de plus en plus de liberté et tourne des films plus personnels qui, s'ils abordent toujours les mêmes thèmes, naviguent entre onirisme et surréalisme, avec un soupçon de psychédélisme. Dans les années 70, décade très prolifique, Jess Franco n'hésite pas à prendre le virage du cinéma érotique et pornographique. Depuis les années 80, le réalisateur espagnol tourne toujours, mais à un rythme moins soutenu.
Horreur, fantastique et espionnage
Franco a réalisé de nombreuses adaptations de classiques de la littérature : Bram Stoker (Dracula), Sacher-Masoch (qui popularisa le fétichisme), Sax Rohmer (Fu-Manchu), Mary Shelley (Frankenstein), Sade (Histoire de Justine et Juliette), Edgar Allan Poe (La Chute de la Maison Usher) et H.P. Lovecraft (l'inventeur du Necronomicon).
Son premier film reconnu, L'Horrible docteur Orlof (1962), s'inspire d'un classique du cinéma : Les Yeux sans visage (1959), de Georges Franju, qui raconte l'histoire du docteur Orlof qui, aidé de son assistant aveugle Morpho, séquestre des femmes afin d'utiliser leur peau pour la greffer sur le visage de sa fille défigurée. Grâce à ce film, Jess Franco est considéré comme le père du cinéma d'horreur espagnol. Cette matrice de l'épouvante espagnole aura plusieurs suites ou variations dont Les Maîtresses du docteur Orlof (1964) et Faceless/Les Prédateurs de la nuit (1988), film mettant en scène Helmut Berger, acteur fétiche de Visconti, et Brigitte Lahaie.
Si Franco est bien le père de l'épouvante espagnole, il se tient dans la lignée des films produits par la Hammer dont le réalisateur phare, Terence Fisher, a réalisé des adaptations de Dracula, de Frankenstein ou du mythe du loup-garou. Il est également le premier a avoir montré les canines proéminentes de Dracula en gros plan sur le cou des victimes, instaurant une nouvelle dimension érotique au personnage.
Jess Franco voue une réelle obsession pour le vampirisme, un thème qu'il a développé dans une bonne vingtaine de films. Avant de poursuivre son processus d'érotisation du vampire, il a en donné une version assez fidèle dans Les Nuits de Dracula (1969) où il reprend l'esthétique gothique des films de la Hammer. Mais ce film n'en est pas moins empreint de la singularité de Jess Franco, en particulier grâce aux nombreux gros plans et flous, bien connus du réalisateur. Et la présence toujours surprenante de Klaus Kinski dans le rôle du fou Reinfield accentue cette originalité.
Franco ne se limite pas à l'horreur et au fantastique. Il a également réalisé des films d'espionnage, comme Cartes sur table (1965) et Ça barde chez les mignonnes (1967), avec Eddie Constantine dans le rôle de l'agent secret tombeur de femmes, pris dans une spirale conspirationniste. Ces films réjouissants sont des parodies de James Bond et du S.A.S. de Gérard de Villiers. L'espionnage suit son cours avec une actualisation « pop », dans la série des Lèvres Rouges, qui compte deux épisodes dont le superbe Sadisterotica (1967). Ce film distille un parfum érotique assez explicite et Franco glisse vers des territoires qui sont interdits dans l'Espagne franquiste. La sensuelle Janine Reynaud, actrice française, n'est pas étrangère à cet érotisme transgressif.
Censure et exil volontaire
Le talent de Franco est établi dès le milieu des années 60, ce qui n'a pas échappé à Orson Welles qui convoque le réalisateur espagnol pour diriger sa deuxième équipe sur le tournage de Falstaff (1965). Pourtant, Jess Franco quitte l'Espagne en raison de la censure exercée par le régime franquiste. Face au Caudillo, son homonyme politique et chef d'Etat de 1939 à 1975, Jess préfère quitter le pays et silloner l'Europe.
Lors d'une entrevue publique donnée à Bruxelles le 22 mars 2002, le réalisateur dresse un état des lieux de l'Espagne de l'époque : « Le cinéma espagnol était un cinéma officiel, un cinéma protégé, mais pour cela il fallait accepter le diktat. Avant le tournage, il fallait présenter le projet avec un scénario terminé, signé et précis. Alors ils étudiaient le cas et vous rappelaient pour vous dire ce qui devait être modifié. [...] Par exemple, montrer une fille en bikini était interdit en Espagne, mais, à partir d'un certain moment, on pouvait les montrer dans cette tenue. Imaginez-vous quel exploit et quelle merveille c'était. [...] Personnellement, je n'ai pas voulu rester, je n'ai pas voulu être le camarade de cette bande de salauds, alors je suis parti d'Espagne. J'y suis revenu deux ou trois fois parce que je ne me suis pas fait officiellement bannir. Mon nom n'était pas un nom à tuer, mais tout simplement un nom à ne pas laisser travailler ».
Jess Franco reviendra en Espagne à la fin des 70, quelques années après la mort du Caudillo.
La fascination du corps féminin
A partir de 1967, Jess Franco se libère du récit linéaire et commence à expérimenter et improviser, notamment dans les films Necronomicon et Venus in furs. Dans ce dernier, Jimmy, un trompettiste de jazz, se retrouve sur une plage, creuse dans le sable et reprend sa trompette qu'il avait abandonnée auparavant. Alors qu'il se met à jouer, il aperçoit le cadavre d'une femme. C'est celui de Wanda, une femme qu'il a connue et aimée. Jimmy tente alors de se souvenir quand et comment il l'a rencontrée. Tout le film est en flash-back, en quête de la vérité. La recherche mentale de Jimmy est soutenue par ses chorus de trompette, propres à l'évasion et à l'irréel. Howard Vernon, acteur franquien, raconte au sujet de ce film une anecdote élogieuse : « Un jour que j'étais chez Fritz Lang, à Beverly Hills, il m'a dit qu'il avait vu dans les annonces de spectacles qu'on jouait un film avec moi. Il y était allé parce qu'il m'adorait. C'était vraiment une grande amitié entre nous. Lorsque le film a commencé, Lang s'est aperçu avec horreur qu'il s'agissait d'un film érotique. Lang détestait les films érotiques parce qu'il avait un immense respect pour les femmes. Mais, peu a peu, il s'est habitué et a trouvé le film merveilleux. C'était un film très onirique, surréaliste. Et même après la mort de mon personnage, il a décidé de rester jusqu'à la fin du film. Lang m'a dit : "tu peux dire à ton metteur en scène, que je ne connais pas, que ce film est très beau et qu'il m'a beaucoup plu". Quand j'ai raconté ça au père Franco, il a bu du petit-lait ».
La liberté prise par Jess Franco s'illustre à travers la mise en scène des corps. Franco voue une obsession pour le corps de la femme et sa caméra se plaît à épouser toutes ses formes. En 1970, dans son film le plus célèbre, Vampyros lesbos, le réalisateur filme plusieurs longues scènes de danse et d'effeuillages hypnotiques. Franco n'hésite d'ailleurs pas à utiliser les mêmes actrices d'un film à l'autre. En 1970, sa muse d'alors, Soledad Miranda, joue dans huit films en quelques mois avant de mourir tragiquement dans un accident de voiture. A partir de 1972, Franco choisit comme égérie Lina Romay, qui devient sa compagne et continue à jouer aujourd'hui dans ses films.
Cinéma érotique, pornographique et transgressif
Après 1971, Jess Franco va se marginaliser mais tourner plus que jamais, parfois jusqu'à dix films par an. C'est à partir de là que sa filmographie devient complexe, Franco signant ses films de plusieurs pseudonymes selon les pays ou les maisons de production. Tournés avec des budgets dérisoires et d'énormes contraintes, beaucoup de ses films manquent de qualité et racontent toujours la même histoire, le réalisateur ne prenant parfois pas la peine de changer les acteurs, les noms des personnages, les lieux de tournage et la musique ! A ce titre, Franco est plus jazzman que jamais, travaillant sans cesse les mêmes thèmes : vampirisme, sorcellerie, séquestration de femmes, exotisme vaudou, gore et cannibalisme.
Lors de l'ouverture de la rétrospective de Franco à la Cinémathèque française en 2008, Jean-François Rauger souligna cet aspect en évoquant « le sentiment de l'inachèvement très proche de l'art moderne. C'est un cinéma libre, fait dans des contraintes incroyables ; quelle liberté quand on pense aujourd'hui à ce qu'est le cinéma traditionnel. C'est un jazzman qui va tout le temps jouer le même standard mais de plus en plus librement... Il me fait penser à John Coltrane qui va jouer toute la fin de sa vie "My Favourite Thing". Le premier enregistrement faisait 18 minutes, un des derniers enregistrements en concert au Japon fait 3 heures... ».
Bientôt, tellement marginalisé dans l'industrie cinématographique mais enchaînant les tournages avec des budgets ridicules et des producteurs mythiques (notamment la société française Eurociné et le producteur suisse Erwin Dietrich), Jess Franco va s'immiscer dans le cinéma érotique et pornographique, alors en vogue. Ce glissement ne va pas poser beaucoup de problèmes au réalisateur qui aime multiplier les scènes érotiques lesbiennes. Ces scènes deviennent presque systématiques et le corps nu des femmes est complaisamment montré, grâce à de nombreux gros plans légendaires qui sonnent comme des chorus lascifs et masturbatoires.
A ce titre, El Miron y la exhibicionista (1986) est le paroxysme du voyeurisme. On y voit les gros plans les plus poussés de l'origine du monde. Interrogé par le magazine Sex Stars System en mai 1975, Franco avoue : « Je suis un obsédé sexuel. Un énorme obsédé. Je suis un voyeur et je ne cherche surtout pas à me "guérir", d'où mon gigantesque plaisir à inventer des scènes de cul, à les diriger, à les voir, et, en plus, à les filmer ». Franco a d'ailleurs fait preuve d'un goût certain en mettant en scène de très belles femmes, parmi lesquelles Diana Lorys, Margaret Lee, Estella Blain, Karine Gambier, Martine Stedil ou Laura Gemser.
Cet amour des femmes va pousser Jess Franco à tourner plusieurs films de prisons de femmes – les "Women In Prison" ou WIP. Franco a déjà abordé le genre en 1969 avec 99 Mujeres, un grand succès aux Etats-Unis. Le scénario est rudimentaire. Pour des raisons plus ou moins politiques, des dissidentes sont enfermées dans des établissements où elles sont torturées. Le spectateur assiste alors à des scènes de lesbianisme, de combats de femmes, de tortures infligées par des geôliers cruels et surtout par la cheftaine sadique adepte du Troisième Reich. Franco ridiculise les bourreaux en les peignant comme des obsédés sexuels et des débauchés notoires. Ce n'est pas sans rappeler l'univers du Marquis de Sade. Sadisme et saphisme sont les deux mamelles du WIP.
Au milieu des années 70, le WIP a dérivé en sous-genres comme le "nunsploitation" ou le "nazisploitation", un courant très décrié pour des raisons éthiques. Comme son nom l'indique, le "nazisploitation" s'intéresse aux prisonnières des camps de concentration et des camps de travail pendant la Seconde Guerre mondiale. Entre deux expérimentations médicales particulièrement barbares, les prisonnières servent d'objets sexuels aux soldats nazis, qui apparaissent comme des êtres lubriques aux fantaisies les plus bizarres. Dans cette veine, les meilleures réalisations de Jess Franco sont Frauengefängnis (1975), Frauen für Zellenblock 9 (1977) et Greta - Haus ohne Männer (1977).
Depuis les années 80, la production franquienne s'est ralentie, mais le Père Jess n'en continue pas moins de tourner en explorant surtout le mythe du vampire comme dans Vampire Blues (1999) ou Snake Woman (2005).
L'héritage de Jess Franco
Jess Franco n'est pas seulement une figure célébrée du "cinéma Bis", il est, de fait, respecté par des réalisateurs prestigieux: Orson Welles et Fritz Lang naguère, Pedro Almodovar et David Lynch aujourd'hui. Le générique de Matador (1988), de Pedro Almodovar, montre des extraits de Bloody Moon, de Jess Franco, un film sanglant de 1981. Quant à David Lynch, nul doute qu'il est familier des variations franquiennes et de l'onirisme de Venus In Furs et Necronomicon.
Sans parler d'héritier, Jess Franco a imprégné le cinéma, surtout le cinéma de genre. Si les réalisateurs de films d'horreur espagnols actuels comme Jaume Balagueró ou Nacho Cerda sont surtout influencés par le cinéma américain, n'oublions pas que Jess Franco a réalisé le premier film d'épouvante espagnol et qu'il est le propagateur du WIP. Quentin Tarantino ne s'est pas trompé en utilisant la musique de Vampyros Lesbos pour son film Jackie Brown (1997), en hommage à l'enfant terrible du cinéma espagnol.
L'œuvre de Jess Franco est trop vaste pour l'étudier dans ses moindres détails en quelques paragraphes. On peut toutefois en dresser les grandes lignes. De la fin des années 1950 au milieu des années 1960, le réalisateur développe un cinéma de genre : épouvante, fantastique et espionnage. A la fin des années 60 et jusqu'au début des années 70, Franco prend de plus en plus de liberté et tourne des films plus personnels qui, s'ils abordent toujours les mêmes thèmes, naviguent entre onirisme et surréalisme, avec un soupçon de psychédélisme. Dans les années 70, décade très prolifique, Jess Franco n'hésite pas à prendre le virage du cinéma érotique et pornographique. Depuis les années 80, le réalisateur espagnol tourne toujours, mais à un rythme moins soutenu.
Horreur, fantastique et espionnage
Franco a réalisé de nombreuses adaptations de classiques de la littérature : Bram Stoker (Dracula), Sacher-Masoch (qui popularisa le fétichisme), Sax Rohmer (Fu-Manchu), Mary Shelley (Frankenstein), Sade (Histoire de Justine et Juliette), Edgar Allan Poe (La Chute de la Maison Usher) et H.P. Lovecraft (l'inventeur du Necronomicon).
Son premier film reconnu, L'Horrible docteur Orlof (1962), s'inspire d'un classique du cinéma : Les Yeux sans visage (1959), de Georges Franju, qui raconte l'histoire du docteur Orlof qui, aidé de son assistant aveugle Morpho, séquestre des femmes afin d'utiliser leur peau pour la greffer sur le visage de sa fille défigurée. Grâce à ce film, Jess Franco est considéré comme le père du cinéma d'horreur espagnol. Cette matrice de l'épouvante espagnole aura plusieurs suites ou variations dont Les Maîtresses du docteur Orlof (1964) et Faceless/Les Prédateurs de la nuit (1988), film mettant en scène Helmut Berger, acteur fétiche de Visconti, et Brigitte Lahaie.
Si Franco est bien le père de l'épouvante espagnole, il se tient dans la lignée des films produits par la Hammer dont le réalisateur phare, Terence Fisher, a réalisé des adaptations de Dracula, de Frankenstein ou du mythe du loup-garou. Il est également le premier a avoir montré les canines proéminentes de Dracula en gros plan sur le cou des victimes, instaurant une nouvelle dimension érotique au personnage.
Jess Franco voue une réelle obsession pour le vampirisme, un thème qu'il a développé dans une bonne vingtaine de films. Avant de poursuivre son processus d'érotisation du vampire, il a en donné une version assez fidèle dans Les Nuits de Dracula (1969) où il reprend l'esthétique gothique des films de la Hammer. Mais ce film n'en est pas moins empreint de la singularité de Jess Franco, en particulier grâce aux nombreux gros plans et flous, bien connus du réalisateur. Et la présence toujours surprenante de Klaus Kinski dans le rôle du fou Reinfield accentue cette originalité.
Franco ne se limite pas à l'horreur et au fantastique. Il a également réalisé des films d'espionnage, comme Cartes sur table (1965) et Ça barde chez les mignonnes (1967), avec Eddie Constantine dans le rôle de l'agent secret tombeur de femmes, pris dans une spirale conspirationniste. Ces films réjouissants sont des parodies de James Bond et du S.A.S. de Gérard de Villiers. L'espionnage suit son cours avec une actualisation « pop », dans la série des Lèvres Rouges, qui compte deux épisodes dont le superbe Sadisterotica (1967). Ce film distille un parfum érotique assez explicite et Franco glisse vers des territoires qui sont interdits dans l'Espagne franquiste. La sensuelle Janine Reynaud, actrice française, n'est pas étrangère à cet érotisme transgressif.
Censure et exil volontaire
Le talent de Franco est établi dès le milieu des années 60, ce qui n'a pas échappé à Orson Welles qui convoque le réalisateur espagnol pour diriger sa deuxième équipe sur le tournage de Falstaff (1965). Pourtant, Jess Franco quitte l'Espagne en raison de la censure exercée par le régime franquiste. Face au Caudillo, son homonyme politique et chef d'Etat de 1939 à 1975, Jess préfère quitter le pays et silloner l'Europe.
Lors d'une entrevue publique donnée à Bruxelles le 22 mars 2002, le réalisateur dresse un état des lieux de l'Espagne de l'époque : « Le cinéma espagnol était un cinéma officiel, un cinéma protégé, mais pour cela il fallait accepter le diktat. Avant le tournage, il fallait présenter le projet avec un scénario terminé, signé et précis. Alors ils étudiaient le cas et vous rappelaient pour vous dire ce qui devait être modifié. [...] Par exemple, montrer une fille en bikini était interdit en Espagne, mais, à partir d'un certain moment, on pouvait les montrer dans cette tenue. Imaginez-vous quel exploit et quelle merveille c'était. [...] Personnellement, je n'ai pas voulu rester, je n'ai pas voulu être le camarade de cette bande de salauds, alors je suis parti d'Espagne. J'y suis revenu deux ou trois fois parce que je ne me suis pas fait officiellement bannir. Mon nom n'était pas un nom à tuer, mais tout simplement un nom à ne pas laisser travailler ».
Jess Franco reviendra en Espagne à la fin des 70, quelques années après la mort du Caudillo.
La fascination du corps féminin
A partir de 1967, Jess Franco se libère du récit linéaire et commence à expérimenter et improviser, notamment dans les films Necronomicon et Venus in furs. Dans ce dernier, Jimmy, un trompettiste de jazz, se retrouve sur une plage, creuse dans le sable et reprend sa trompette qu'il avait abandonnée auparavant. Alors qu'il se met à jouer, il aperçoit le cadavre d'une femme. C'est celui de Wanda, une femme qu'il a connue et aimée. Jimmy tente alors de se souvenir quand et comment il l'a rencontrée. Tout le film est en flash-back, en quête de la vérité. La recherche mentale de Jimmy est soutenue par ses chorus de trompette, propres à l'évasion et à l'irréel. Howard Vernon, acteur franquien, raconte au sujet de ce film une anecdote élogieuse : « Un jour que j'étais chez Fritz Lang, à Beverly Hills, il m'a dit qu'il avait vu dans les annonces de spectacles qu'on jouait un film avec moi. Il y était allé parce qu'il m'adorait. C'était vraiment une grande amitié entre nous. Lorsque le film a commencé, Lang s'est aperçu avec horreur qu'il s'agissait d'un film érotique. Lang détestait les films érotiques parce qu'il avait un immense respect pour les femmes. Mais, peu a peu, il s'est habitué et a trouvé le film merveilleux. C'était un film très onirique, surréaliste. Et même après la mort de mon personnage, il a décidé de rester jusqu'à la fin du film. Lang m'a dit : "tu peux dire à ton metteur en scène, que je ne connais pas, que ce film est très beau et qu'il m'a beaucoup plu". Quand j'ai raconté ça au père Franco, il a bu du petit-lait ».
La liberté prise par Jess Franco s'illustre à travers la mise en scène des corps. Franco voue une obsession pour le corps de la femme et sa caméra se plaît à épouser toutes ses formes. En 1970, dans son film le plus célèbre, Vampyros lesbos, le réalisateur filme plusieurs longues scènes de danse et d'effeuillages hypnotiques. Franco n'hésite d'ailleurs pas à utiliser les mêmes actrices d'un film à l'autre. En 1970, sa muse d'alors, Soledad Miranda, joue dans huit films en quelques mois avant de mourir tragiquement dans un accident de voiture. A partir de 1972, Franco choisit comme égérie Lina Romay, qui devient sa compagne et continue à jouer aujourd'hui dans ses films.
Cinéma érotique, pornographique et transgressif
Après 1971, Jess Franco va se marginaliser mais tourner plus que jamais, parfois jusqu'à dix films par an. C'est à partir de là que sa filmographie devient complexe, Franco signant ses films de plusieurs pseudonymes selon les pays ou les maisons de production. Tournés avec des budgets dérisoires et d'énormes contraintes, beaucoup de ses films manquent de qualité et racontent toujours la même histoire, le réalisateur ne prenant parfois pas la peine de changer les acteurs, les noms des personnages, les lieux de tournage et la musique ! A ce titre, Franco est plus jazzman que jamais, travaillant sans cesse les mêmes thèmes : vampirisme, sorcellerie, séquestration de femmes, exotisme vaudou, gore et cannibalisme.
Lors de l'ouverture de la rétrospective de Franco à la Cinémathèque française en 2008, Jean-François Rauger souligna cet aspect en évoquant « le sentiment de l'inachèvement très proche de l'art moderne. C'est un cinéma libre, fait dans des contraintes incroyables ; quelle liberté quand on pense aujourd'hui à ce qu'est le cinéma traditionnel. C'est un jazzman qui va tout le temps jouer le même standard mais de plus en plus librement... Il me fait penser à John Coltrane qui va jouer toute la fin de sa vie "My Favourite Thing". Le premier enregistrement faisait 18 minutes, un des derniers enregistrements en concert au Japon fait 3 heures... ».
Bientôt, tellement marginalisé dans l'industrie cinématographique mais enchaînant les tournages avec des budgets ridicules et des producteurs mythiques (notamment la société française Eurociné et le producteur suisse Erwin Dietrich), Jess Franco va s'immiscer dans le cinéma érotique et pornographique, alors en vogue. Ce glissement ne va pas poser beaucoup de problèmes au réalisateur qui aime multiplier les scènes érotiques lesbiennes. Ces scènes deviennent presque systématiques et le corps nu des femmes est complaisamment montré, grâce à de nombreux gros plans légendaires qui sonnent comme des chorus lascifs et masturbatoires.
A ce titre, El Miron y la exhibicionista (1986) est le paroxysme du voyeurisme. On y voit les gros plans les plus poussés de l'origine du monde. Interrogé par le magazine Sex Stars System en mai 1975, Franco avoue : « Je suis un obsédé sexuel. Un énorme obsédé. Je suis un voyeur et je ne cherche surtout pas à me "guérir", d'où mon gigantesque plaisir à inventer des scènes de cul, à les diriger, à les voir, et, en plus, à les filmer ». Franco a d'ailleurs fait preuve d'un goût certain en mettant en scène de très belles femmes, parmi lesquelles Diana Lorys, Margaret Lee, Estella Blain, Karine Gambier, Martine Stedil ou Laura Gemser.
Cet amour des femmes va pousser Jess Franco à tourner plusieurs films de prisons de femmes – les "Women In Prison" ou WIP. Franco a déjà abordé le genre en 1969 avec 99 Mujeres, un grand succès aux Etats-Unis. Le scénario est rudimentaire. Pour des raisons plus ou moins politiques, des dissidentes sont enfermées dans des établissements où elles sont torturées. Le spectateur assiste alors à des scènes de lesbianisme, de combats de femmes, de tortures infligées par des geôliers cruels et surtout par la cheftaine sadique adepte du Troisième Reich. Franco ridiculise les bourreaux en les peignant comme des obsédés sexuels et des débauchés notoires. Ce n'est pas sans rappeler l'univers du Marquis de Sade. Sadisme et saphisme sont les deux mamelles du WIP.
Au milieu des années 70, le WIP a dérivé en sous-genres comme le "nunsploitation" ou le "nazisploitation", un courant très décrié pour des raisons éthiques. Comme son nom l'indique, le "nazisploitation" s'intéresse aux prisonnières des camps de concentration et des camps de travail pendant la Seconde Guerre mondiale. Entre deux expérimentations médicales particulièrement barbares, les prisonnières servent d'objets sexuels aux soldats nazis, qui apparaissent comme des êtres lubriques aux fantaisies les plus bizarres. Dans cette veine, les meilleures réalisations de Jess Franco sont Frauengefängnis (1975), Frauen für Zellenblock 9 (1977) et Greta - Haus ohne Männer (1977).
Depuis les années 80, la production franquienne s'est ralentie, mais le Père Jess n'en continue pas moins de tourner en explorant surtout le mythe du vampire comme dans Vampire Blues (1999) ou Snake Woman (2005).
L'héritage de Jess Franco
Jess Franco n'est pas seulement une figure célébrée du "cinéma Bis", il est, de fait, respecté par des réalisateurs prestigieux: Orson Welles et Fritz Lang naguère, Pedro Almodovar et David Lynch aujourd'hui. Le générique de Matador (1988), de Pedro Almodovar, montre des extraits de Bloody Moon, de Jess Franco, un film sanglant de 1981. Quant à David Lynch, nul doute qu'il est familier des variations franquiennes et de l'onirisme de Venus In Furs et Necronomicon.
Sans parler d'héritier, Jess Franco a imprégné le cinéma, surtout le cinéma de genre. Si les réalisateurs de films d'horreur espagnols actuels comme Jaume Balagueró ou Nacho Cerda sont surtout influencés par le cinéma américain, n'oublions pas que Jess Franco a réalisé le premier film d'épouvante espagnol et qu'il est le propagateur du WIP. Quentin Tarantino ne s'est pas trompé en utilisant la musique de Vampyros Lesbos pour son film Jackie Brown (1997), en hommage à l'enfant terrible du cinéma espagnol.
+ d'infos
Filmographie
• 1960 - Labios rojos
• 1964 - El secreto del Dr. Orloff
• 1967 - Necronomicon
• 1968 - Fu-Manchú y el beso de la muerte
• 1968 - 99 mujeres
• 1968 - Marquis de Sade: Justine
• 1969 - Venus in Furs
• 1969 - El conde Drácula
• 1970 - Vampyros Lesbos
• 1971 - Jungfrauen-Report
• 1972 - Diario íntimo de una ninfómana
• 1973 - Maciste contre la reine des Amazones
• 1973 - Les avaleuses
• 1974 - Exorcisme
• 1975 - Frauengefängnis
• 1975 - Le jouisseur
• 1976 - Jack the Ripper
• 1977 - Frauen für Zellenblock 9
• 1977 - Las diosas del porno
• 1978 - Elles font tout
• 1979 - El sádico de Notre-Dame
• 1979 - Je brûle de partout
• 1980 - Eugenie (Historia de una perversión)
• 1980 - Sexo caníbal
• 1981 - Sadomania - Hölle der Lust
• 1981 - Orgía de ninfómanas
• 1982 - El hundimiento de la casa Usher
• 1982 - Las orgías inconfesables de Emmanuelle
• 1982 - Revenge in the House of Usher
• 1982 - Gemidos de placer
• 1983 - La tumba de los muertos vivientes
• 1983 - La noche de los sexos abiertos
• 1984 - Historia sexual de O
• 1985 - Bangkok, cita con la muerte
• 1985 - La mansión de los muertos vivientes
• 1985 - El chupete de Lulú
• 1986 - Bragueta historia
• 1986 - El mirón y la exhibicionista
• 1987 - Falo Crest
• 1988 - Los depredadores de la noche (Faceless)
• 1992 - Ciudad baja (Downtown Heat)
• 1996 - Killer Barbys
• 1997 - Carne fresca (Tender Flesh)
• 1998 - Vampire Blues
• 1999 - Broken Dolls
• 2000 - Helter Skelter
• 2001 - Vampire Junction
• 2002 - Incubus
• 2003 - Killer Barbys contra Drácula
• 2005 - Flores de perversión
• 2005 - Snakewoman
• 2008 - La cripta de las mujeres malditas
• 2010 - Paula-Paula; una experiencia audiovisual
• 1964 - El secreto del Dr. Orloff
• 1967 - Necronomicon
• 1968 - Fu-Manchú y el beso de la muerte
• 1968 - 99 mujeres
• 1968 - Marquis de Sade: Justine
• 1969 - Venus in Furs
• 1969 - El conde Drácula
• 1970 - Vampyros Lesbos
• 1971 - Jungfrauen-Report
• 1972 - Diario íntimo de una ninfómana
• 1973 - Maciste contre la reine des Amazones
• 1973 - Les avaleuses
• 1974 - Exorcisme
• 1975 - Frauengefängnis
• 1975 - Le jouisseur
• 1976 - Jack the Ripper
• 1977 - Frauen für Zellenblock 9
• 1977 - Las diosas del porno
• 1978 - Elles font tout
• 1979 - El sádico de Notre-Dame
• 1979 - Je brûle de partout
• 1980 - Eugenie (Historia de una perversión)
• 1980 - Sexo caníbal
• 1981 - Sadomania - Hölle der Lust
• 1981 - Orgía de ninfómanas
• 1982 - El hundimiento de la casa Usher
• 1982 - Las orgías inconfesables de Emmanuelle
• 1982 - Revenge in the House of Usher
• 1982 - Gemidos de placer
• 1983 - La tumba de los muertos vivientes
• 1983 - La noche de los sexos abiertos
• 1984 - Historia sexual de O
• 1985 - Bangkok, cita con la muerte
• 1985 - La mansión de los muertos vivientes
• 1985 - El chupete de Lulú
• 1986 - Bragueta historia
• 1986 - El mirón y la exhibicionista
• 1987 - Falo Crest
• 1988 - Los depredadores de la noche (Faceless)
• 1992 - Ciudad baja (Downtown Heat)
• 1996 - Killer Barbys
• 1997 - Carne fresca (Tender Flesh)
• 1998 - Vampire Blues
• 1999 - Broken Dolls
• 2000 - Helter Skelter
• 2001 - Vampire Junction
• 2002 - Incubus
• 2003 - Killer Barbys contra Drácula
• 2005 - Flores de perversión
• 2005 - Snakewoman
• 2008 - La cripta de las mujeres malditas
• 2010 - Paula-Paula; una experiencia audiovisual
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