Interviews

Le documentaire contribue au devoir de mémoire. 

Valence 06/03/2012 - Rencontre avec le réalisateur Juan José Lozano à l'occasion de l'avant-première d'Impunité, présenté lors des 13e Regards sur le cinéma espagnol et latino-américain. Un documentaire sur le processus « Justice et paix » en Colombie, jugement des crimes commis par les paramilitaires dans leur lutte contre les FARC au cours des années 90.

Juan José Lozano - Impunité

Tous tes films, Le bal de la vie et de la mort (2001), Un train qui arrive est aussi un train qui part (2002), Jusqu'à la dernière pierre (2006), Témoin indésirable (2008) et enfin Impunité, sont des documentaires: pourquoi avoir choisi ce genre plutôt que la fiction?

J'ai fait mes études à l'Université Nationale de Colombie, une université publique, qui avait donc peu de moyens pour développer des fictions, il était donc plus facile de se tourner vers le genre documentaire. J'ai commencé à réaliser dans les années 90, époque de changements politiques importants en Colombie : le documentaire était donc le moyen naturel d'aborder cette thématique. Je pensais au début de ma carrière que le documentaire pouvait avoir un impact sur la réalité, changer les choses, mais je le crois de moins en moins aujourd'hui. Pour moi, le documentaire est plus utile après, il contribue au devoir de mémoire. Il serait de toute façon impossible de tourner en ayant cette pression de l'utilité du film, de sa « mission ».

As-tu des documentaristes modèles?

J'ai plutôt des documentaires dont la façon d'être construits m'inspire particulièrement : Fenêtre du Russe Viktor Kossakovski, où le réalisateur plante pendant une année sa caméra sur ce qui se passe sous sa fenêtre à Saint Pétersbourg. J'aime ce regard sur l'intime, sur le quotidien, sur les personnes tout simplement. Un regard que je trouve aussi, avec un dispositif tout à fait différent, dans presque tous les films de Frederick Wiseman. Encore dans un autre registre, j'aime la façon de filmer les personnes et j'admire le regard sur la grande Histoire et les histoires personnelles dans les films de Marcel Ophuls, notamment Veillée d'armes ou L'empreinte de la Justice. Mais il y a aussi La Bataille du Chili ou Nostalgie de la lumière de Patricio Guzmán, par sa conscience dans tous les plans de filmer l'Histoire en mouvement et de construire l'édifice de la mémoire collective de tout un pays.

Comment as-tu rencontré le journaliste Hollman Morris, avec qui tu as réalisé en 2008 ton premier long-métrage de cinéma, Témoin indésirable (Sin tregua)?

En 1995, les choses bougeaient en Colombie, j'ai donc été amené à faire une série de documentaires pour la télévision, Bitácora. C'est ainsi que j'ai travaillé pendant un an sur le processus de paix avec Hollman. Il venait de terminer ses études de journalisme. On s'est ensuite revus dans les années 2000, puis en 2005, j'étais à la recherche d'images d'archives et j'ai appris qu'Hollman en avait, puisqu'il est l'une des rares personnes à encore aller sur le terrain. Je l'ai contacté et j'ai commencé une enquête sur la liberté de la presse en Colombie, sur la qualité de l'information que l'on reçoit, sur les contraintes du journalisme « engagé », sur le journalisme de guerre. Le journalisme critique à la télévision n'existe plus aujourd'hui en Colombie, alors qu'il existait encore dans les années 90, où l'on voyait cette autre Colombie, celle où la guerre fait des ravages.

Hollman Morris vit-il toujours en Espagne, où il s'est expatrié en 2000 pour des raisons de sécurité?

Non, il s'est ensuite installé à Washington, puis il est revenu en Colombie, où il a été nommé par le nouveau maire de Bogota, Gustavo Petro, à la tête d'une chaîne de télévision régionale, Canal Capital, en janvier 2012.

impunite  Quelle est ta démarche de travail, un scénario très écrit, ou simplement de grands axes que tu adaptes ensuite aux circonstances au moment de la réalisation?

 C'est d'abord la matière, ton histoire et tes personnages qui imposent la démarche. Après il y a la réalité, les contraintes de production, de financement et de terrain qui t'obligent à écrire peu ou beaucoup avant de tourner la première image. Pour Témoin indésirable, j'ai dû beaucoup écrire et j'avais même fini un scénario très complet avant de partir sur le terrain, et qui s'est relevé très utile lors du tournage. Pas pour le suivre à la ligne, mais pour anticiper des situations ou pour me projeter dans l'avenir et garder la tête froide lors de moments chauds. Pour Impunité, nous avons commencé à tourner dans l'urgence, presque sans avoir écrit une ligne, et j'ai commencé à rédiger ensuite pendant le tournage, qui a été très long. Après, les contraintes liées au terrain, les pressions, les menaces de mort que nous avons reçues en cours de tournage nous ont obligés à corriger et à adapter le projet en permanence. Dans un premier temps, nous nous sommes dit que le film ne verrait jamais le jour, puis nous avons décidé de le terminer autrement, en nous servant des images d'archives. Nous avons passé plus de six mois à les éplucher tout en construisant en parallèle le scénario. Le montage a été très long, du fait que nous avions des centaines d'heures de rushes.

Quels sont tes projets?

Après avoir réalisé Impunité, j'étais totalement vidé, je me disais que je n'avais plus rien à dire sur la Colombie. Comme en 2009 après Témoin indésirable, j'étais fatigué de ce sujet, j'avais envie de choses plus légères, écrire un roman par exemple, raconter une histoire. Mais finalement, je me suis lancé dans un film au sujet très différent, sur le secret bancaire, ce qui m'a permis de me détacher du sujet colombien et d'écrire également sur la Suisse, le pays où je vis. Je viens de terminer six mois de recherches sur le sujet. Travailler sur ce thème m'a permis de prendre du recul, d'y voir plus clair, et je me rends compte à présent qu'il y a d'autres choses que j'aimerais raconter sur la Colombie, toujours liées à notre réalité difficile : l'histoire des FARC, par exemple, que je vois comme la continuation logique d'Impunité.
 
impunity  L'affiche internationale d'Impunité fait clairement référence à celle de Scarface, pourquoi?


 Nous avons donné au graphiste la consigne d'aller dans ce sens, car les paramilitaires sont une mafia, une mafia économique construite sur un faux conflit idéologique, donc l'histoire nous rappelait certaines sagas italiennes des années 70. C'est sur cet aspect que nous avons voulu insister à travers cette référence, même si je trouve que ce n'est pas assez abouti. L'affiche française est plus belle, l'accent y est mis sur le combat pour la vérité, sur le cri exigeant que justice soit faite. Sur l'engagement citoyen contre l'ignominie et l'injustice.

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