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Le Panorama Audiovisual édité chaque année par l'EGEDA (Entité de Gestion des Droits des Producteurs Audiovisuels) est un outil de référence pour les professionnels de l'audiovisuel. Il établit un le bilan de la production audiovisuelle espagnole (Cinéma/Télévision, Documentaire/Fiction) et informe sur les évolutions et les tendances à venir. La distribution du cinéma espagnol à l'étranger, de Simón de Santiago Aréizaga, ouvre la partie statistique consacrée à ce domaine. L'auteur, en tant que directeur de la production et de l'international des sociétés Sogepaq et Sogecine (groupe Canal+ Espagne), nous livre sa vision de la situation du cinéma espagnol dans le concert du cinéma mondial. Il illustre son propos par quelques rappels historiques et en s'appuyant sur les deux fleurons du cinéma espagnol que sont Pedro Almodovar et Alejandro Amenábar.
Panorama Audiovisual 2005
L'exportation du cinéma espagnol a toujours été considérée comme l'un des grands points faibles de notre industrie. Les comparaisons historiques avec nos voisins, la France et l'Italie, sont douloureuses. Durant des décennies, les films de ces deux pays se sont disputé la suprématie dans les salles de cinéma du monde entier et dans les grands festivals. Les films de cinéastes comme Fellini, Antonioni, Pasolini, ou Truffaut, Godard et Renoir étaient diffusés dans toutes les capitales alors que le cinéma espagnol, mis à part quelques exceptions, ne produisait que des films quasi exclusivement destinés au marché intérieur. Il est significatif que Luis Buñuel soit, jusqu'il y a peu, le nom le plus reconnu du cinéma espagnol à l'étranger et qu'il ait atteint les sommets de sa gloire grâce à l'appui de la cinématographie française. L'Oscar qu'il reçut en 1972 pour Le charme discret de la bourgeoisie était présenté d'ailleurs sous la bannière française.

La France et l'Italie surent imposer leurs grands cinéastes au reste du monde alors qu'en Espagne, peut-être en raison de notre isolement politique, nous ne sûmes ou ne pûmes faire découvrir le talent de gens comme Berlanga et Bardem, à qui certains attribuèrent un caractère trop local. Cependant, le cinéma italien n'était-il pas pétri de références locales ? N'était-ce pas là une des raisons de son charme ? Il est notoire que quasiment personne, en dehors de l'Espagne, ne connaisse ou n'apprécie des joyaux du calibre de Bienvenido Mr. Marshall! ou de El Verdugo, pour ne donner que quelques exemples.

C'est avec l'arrivée de nouveaux noms, dont Carlos Saura et Víctor Erice, en collaboration avec des producteurs comme Elías Querejeta, qui avaient une vision dépassant les frontières et les goûts nationaux, que les festivals étrangers prêtèrent une plus grande attention au cinéma espagnol. On sait que les grands événements cinématographiques s'intéressent particulièrement aux changements politiques et à la cinématographie qui surgit de ces évolutions, créant des modes qui, dans de nombreux cas, aboutissent à des projections commerciales. Nous avons eu nos grands moments de gloire lors de la transition, mais le manque de structures de promotion de notre cinématographie à l'extérieur fit que cette période n'eut pas de continuité. Peut-être arrivions-nous un peu tard dans un marché en pleine évolution avec l'apparition du phénomène des blockbusters, qui laissa définitivement au vestiaire le cinéma d'auteur.

A partir de ce moment, le cinéma espagnol, comme les autres productions non-anglophones, reçut le label de cinéma d'auteur. Une des raisons est le fait que nos films aient toujours été diffusés à l'étranger en version originale sous-titrée. Cette situation réduit considérablement le potentiel d'exploitation du cinéma espagnol et oblige les films à correspondre aux critères des circuits du cinéma d'auteur. Ceci implique la nécessité d'une présence forte de nos films dans les principaux festivals pour pouvoir exister. Malheureusement, des festivals aussi importants que celui de Cannes se révèlent frileux à la programmation des films espagnols. Les programmateurs justifient leurs choix en raison d'un trop grand classicisme ou de l'absence de films sortant de l'ordinaire. Peut-être ont-ils raison ? Il est possible que le cinéma espagnol d'aujourd'hui ne remplisse pas les prérequis suffisants d'innovation et de modernité que d'autres cinématographies apportent au festival. Pour ma part, je pense qu'une des véritables raisons est que les producteurs espagnols préfèrent sortir leurs films en automne et que, de ce fait, le printemps n'est pas le meilleur moment pour faire la récolte de films espagnols.

D'autres festivals d'importance, San Sebastián est le premier d'entre eux, sont plus ouverts à notre cinéma. Venise, Berlin, Toronto, Locarno et Sundance sont des festivals qui présentent de façon régulière du cinéma espagnol. C'est sans aucun doute grâce à ce circuit des festivals que les grands cinéastes espagnols des dernières décennies ont réussi à être distribués à l'étranger et, parfois, à rencontrer un franc succès. Excepté quelques exemples très précis de films tournés en anglais avec un casting international et pensés dès le départ pour le marché international, des réalisateurs comme Almodovar ou Amenábar ont réussi, films après films, à se faire un nom et un marché.

Il est curieux de se rendre compte que les films espagnols qui se sont le mieux exportés ces dernières années ont des profils très différents. Ce sont aussi bien des films de genre en anglais, comme Darkness de Jaume Balagueró, ou en espagnol tel Intacto de Juan Carlos Fresnadillo, que des films d'auteur en anglais comme Mi vida sin mi d'Isabel Coixet, en passant par les films ultra personnels de Julio Medem (Lucia y el sexo), ou par le cinéma d'apparence plus local d'Icíar Bollaín (Te doy mis ojos) ou de Fernando León de Aranoa (Los lunes al sol), sans oublier, par exemple, les si atypiques films musicaux de Carlos Saura qu'il réalise depuis des années et qui connaissent également de bons résultats à l'étranger.

Ceci démontre que chaque film est un prototype et que des règles générales sont difficilement applicables à un produit composé d'éléments aussi intangibles, et souvent incontrôlables, que le talent, l'émotion ou la magie. Il est par conséquent franchement difficile de prévoir l'intérêt ou le résultat des ventes qu'un film espagnol peut générer à l'étranger. Il n'y a que les films, des thrillers en général, qui soient directement conçus pour le marché international, c'est à dire tournés en anglais et composés d'acteurs connus au niveau international, qui puissent faire l'objet de prévision. Pour les autres, il est nécessaire de répondre aux demandes du circuit du cinéma d'auteur. Les critères à remplir pourraient être simplifiés de la façon suivante :
• Être présent dans les festivals, surtout les plus importants, et si possible obtenir des prix
• Présenter des films de qualité fortement soutenus par les producteurs
• Présenter des films originaux
• Proposer des noms connus : des réalisateurs que les distributeurs suivent ou des acteurs qui peuvent attirer un certain public
• Être universel : pas forcément au niveau de l'histoire mais plutôt dans les thèmes et les émotions suscitées
• Générer un bon bouche à oreille, point qui dérive de tous les autres cités précédemment

Cette liste montre que ne sont pas légion les films espagnols pouvant être exportés de façon extensive et que, de ce fait, il faut se résoudre à penser que tout le cinéma espagnol n'est pas exportable. Un cinéma peut extraordinairement fonctionner sur le marché intérieur alors qu'il n'éveillera pas le moindre intérêt sur le marché extérieur. C'est le cas bien souvent des comédies qui répondent à un humour national (comme pour la grande majorité des comédies de toutes les nationalités), difficile à comprendre pour un public étranger. Ce qui ne veut pas dire que quelques-unes de ces comédies ne peuvent s'exporter dans des territoires proches des nôtres, comme dans les pays du bassin méditerranéen ou latino-américains, encore que cela ne soit pas toujours sûr. Il est aussi souvent fait allusion à l'hypothétique marché hispanophone à notre disposition, un énorme marché potentiel qui inclurait les pays d'Amérique latine et les Etats-Unis. La réalité de l'exportation démontre que, même pour ces marchés, bien que de façon moins dramatique, le cinéma espagnol reste un cinéma d'auteur n'échappant pas à ses règles. La raison est à chercher du côté de l'accent et des modes, qui font que le cinéma espagnol n'est pas si bien accepté par le public. C'est un public plus cultivé et cinéphile qui apprécie notre cinéma et qui cherche des films correspondant aux critères évoqués ci-dessus.

A l'intérieur de notre cinématographie, le cas de Pedro Almodovar répond parfaitement aux variables exigées par le cinéma d'auteur. Son oeuvre a réussi à s'imposer dans les deux dernières décennies comme l'un des exemples de cinéma non-anglophone qui s'exporte bien, arrivant même à sortir du ghetto du circuit du cinéma d'auteur pour attirer un public de plus en plus large, spécialement dans les pays où existe le doublage. La recette almodovarienne répond aux critères : une grande originalité, une indubitable qualité, une présence dans les festivals et une récolte de prix, l'universalité des émotions et un incomparable bouche à oreille qui a fait d'Almodovar un réalisateur à suivre dans la plupart des pays.

Au delà d'Almodovar, je crois qu'il est intéressant d'analyser le cas d'Alejandro Amenábar qui, avec seulement 4 films, a réussi à se positionner comme l'un des réalisateurs clé du cinéma espagnol à l'international. Il s'agit d'un cas extrêmement intéressant au regard de ses réalisations, qui se trouvent à cheval entre des productions destinées au marché mondial (c'est le cas pour Les Autres) et d'autres titres proches du cinéma d'auteur (le très primé Mar adentro). Il ne fait aucun doute que le cinéma d'Amenábar soit plein de talent. Aujourd'hui personne ne nie sa commercialité. Néanmoins, il est certainement judicieux de rappeler la sortie de Tesis dans le panorama national, un ovni qui allait à contresens de la tendance, un thriller à l'anglo-saxonne qui, dans les mains d'un autre réalisateur, aurait été jugé risible et, sans aucun doute, hors de ce que l'on devait attendre du cinéma espagnol. Le film, présenté dans la section Panorama du Festival de Berlin, a surpris par son originalité et sa qualité, caractéristiques très appréciées pour un premier film, alors qu'il n'y avait pas d'attente vis à vis du réalisateur. Le film participa à un nombre impressionnant de festivals et fut distribué dans un nombre considérable de pays, avec des résultats certes discrets, mais qui permirent à Amenábar de se placer dans le paysage cinématographique mondial. Il est intéressant de voir que dix ans après, Tesis n'a pas perdu de valeur et qu'il est l'un des titres les plus demandés du catalogue de Sopepaq. Son second film, Abre los ojos, constitue à nouveau un exercice d'équilibriste inhabituel dans notre cinématographie. Un pari risqué qui dépassera encore une fois les espérances. Berlin décide de présenter le film dans sa section Panorama et il fait le tour d'autres grands festivals comme celui de Tokyo et Sundance. Le film fait un chiffre d'affaire supérieur au premier et devient un film culte. Les échos du succès d'Abre los ojos arrivent jusqu'à Hollywood, de telle façon que Tom Cruise en fait un remake qu'il produit et interprète : Vanilla Sky. Après ce film, Amenábar devient résolument un nom à suivre de près.

Les deux films précédents étaient des productions destinées au marché intérieur, mais qui par leur originalité et leur présence dans les festivals du monde entier, ont fini par attirer l'attention des distributeurs étrangers. Le troisième film d'Amenábar aurait pu connaître la même trajectoire puisque Les Autres était initialement un film d'horreur en espagnol qui, même s'il aurait permis à Amenábar de renforcer sa popularité à l'étranger, n'aurait probablement pas réussi à atteindre les sommets qu'il atteignit dans sa version finale. La force du scénario et la présence de Nicole Kidman, grâce au soutien de Tom Cruise et de Miramax, rendirent possible dès le départ une zone de diffusion beaucoup plus large que le territoire national. Le projet avait des qualités dignes du cinéma d'auteur sans que sa commercialisation ne soit limitée qu'aux salles d'art et essai. De ce fait, il est probable que la grande majorité du public qui vit Les Autres à travers le monde ne savait rien de son réalisateur. Et même si le film fut sélectionné en compétition au Festival de Venise, renforçant ainsi l'image d'auteur d'Amenábar, la stratégie de commercialisation ne reposa pas sur la notoriété offerte par les festivals. Pour preuve, le film arriva au Festival de Venise après un succès énorme aux Etats-Unis, plus de 100 millions de dollars, un chiffre jusqu'alors inimaginable pour un film non américain. Les Autres devint un succès planétaire, probablement le plus grand succès du cinéma espagnol, et fit d'Amenábar un cinéaste capable de rassembler des spectateurs aux goûts variés.

Après le succès de Les Autres, Amenábar travailla sur un projet totalement différent de ce qu'il avait fait auparavant, un virage à 180° et un défi énorme, spécialement du point de vue de la commercialisation internationale. Mar adentro est un film tourné en espagnol, galicien et catalan qui, pour la première fois, n'entre pas dans le schéma du cinéma commercial. Il s'agit d'un mélodrame basé sur la véritable histoire d'un tétraplégique galicien Ramón Sampedro, avec un thème aussi délicat que celui de l'euthanasie et du droit à mourir dignement. Malgré le sujet difficile, le projet avait deux atouts en sa faveur : le talent démontré par son réalisateur et la présence de Javier Bardem comme protagoniste, l'un des seuls acteurs espagnols possédant une envergure internationale. Ces éléments pouvaient faire espérer des sélections dans les festivals. En revanche, la langue, le thème difficile ainsi que le genre étaient des éléments censés jouer contre des sélections. Le point fort qui pouvait faire pencher la balance, c'était que le film traitait de sentiments universels et pouvait de ce fait bénéficier d'un bon bouche à oreille.

La stratégie de commercialisation à l'international, assez risquée, fut de parier sur une sélection dans les festivals. Il aurait été possible de prévendre le film en se basant sur le parcours antérieur de Amenábar et de Bardem. Cependant, Mar adentro était si différent des autres projets qu'il y aurait eu de grandes probabilités de déconcerter les acheteurs potentiels. En outre, les distributeurs de Les Autres n'auraient certainement pas été intéressés par Mar adentro, qui se situe entre cinéma d'auteur et cinéma commercial. La stratégie adoptée finit par porter ses fruits et, en raison du succès du film dans les festivals, les résultats des ventes à l'international furent exceptionnels pour un film en espagnol. Le film projeté à Venise reçut les deux prix les plus importants (le Prix Spécial du Jury et le Prix du Meilleur acteur), se positionnant comme l'un des grands films en langue étrangère de l'année, ce qui fut démontré par l'avalanche de prix qu'il obtint postérieurement : le Golden Globe du Meilleur film étranger, l'Independent Spirit, le National Board of Review, les prix de l'Académie européenne du Meilleur réalisateur et du Meilleur acteur, 15 Goyas et enfin l'Oscar du Meilleur film en langue étrangère.

Pour obtenir un tel succès, il fallait nécessairement de bonnes critiques et le soutien des festivals, afin de vaincre les réticences que le thème suscitait. Grâce à cela et au bouche à oreille, Mar adentro réalisa un chiffre d'affaire de 40 millions de dollars en ayant réussi à dépasser, dans certains pays, le circuit des salles d'art et essai, un événement très rare pour un film espagnol. Mar adentro peut-il nous servir de modèle en terme d'exportation du cinéma espagnol ? Etant donné que chaque film est unique, il est impossible d'établir des règles généralisables à toute une cinématographie. Le cinéma n'est pas une question de mathématique. Nombreux sont les éléments intangibles, et au mieux, il est possible de tracer des tendances et des hypothèses. En revanche, notre chance réside dans le fait que ce genre de films attire l'attention sur notre cinématographie et qu'il serait judicieux d'en profiter pour générer un tissu industriel qui favorise l'exportation des films espagnols qui le méritent.

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