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Rencontre avec Rodrigo Sorogoyen, nouvelle figure emblématique du cinéma espagnol
Le festival Cinespaña qui se déroule actuellement à Toulouse (du 6 au 16 octobre 2022), a choisi de consacrer à sa 27e édition, un cycle Spanish Noir dédié au cinéma policier espagnol, avec une rétrospective de 1950 à 2021.
A cette occasion, le festival a eu l’honneur d’accueillir le nouveau maître du polar espagnol, le réalisateur Rodrigo Sorogoyen. En trois films : Que Dios nos perdone (2016), El Reino (2018) et As Bestas (2022), il s’est imposé comme une figure emblématique du thriller espagnol et a su se faire un nom en France où son dernier film, As Bestas, comptabilise actuellement plus de 300.000 entrées.
Le 8 septembre dernier, le public toulousain a eu l’opportunité de rencontrer et d’échanger avec le réalisateur à la cinémathèque de Toulouse lors d’un échange animé par Franck Lubet, responsable de la programmation de la cinémathèque de Toulouse et Jérôme Ferret, sociologue et maître de conférences HDR à l’Université Toulouse Capitole. Nous y étions.
Après avoir étudié l’histoire et l’écriture du scénario à l’ECAM (école de cinéma de Madrid), une des écoles les plus importantes en Espagne, Rodrigo Sorogoyen a réalisé 5 longs métrages et une série (filmographie à la fin de l’article).
Fruit d’une collaboration avec Isabel Peña, sa coscénariste sur ses cinq films et sur la série Antidisturbios (2020), Rodrigo Sorogoyen est un des rares cinéastes espagnols à s’être fait une réputation en France aux côtés de cinéastes tels que Pedro Almodóvar, Icíar Bollaín ou encore Jonás Trueba (présent aussi cette année à Toulouse pour présenter son dernier film en compétition : Venez Voir). Si le réalisateur se sent de plus en plus appartenir à une famille de cinéastes d’une même génération, cela n’a pas toujours été le cas : « Je n’ai pas beaucoup d’amis réalisateurs. Quand j’ai débuté, je ne ressentais pas ce sentiment d’appartenance. Mais aujourd’hui, il y a de plus en plus de réalisateurs ou réalisatrices. Je pense notamment à Pilar Palomero (Las Niñas, La Maternal - film présenté également en compétition au festival) ou Carla Simón (Été 93, Alcarràs). Donc oui, maintenant, on peut dire qu’on appartient à une même génération de cinéastes mais avant je ne le ressentais pas comme ça. »
Considéré comme le nouveau pape du polar espagnol, le cinéma de Rodrigo Sorogoyen n’appartient pas à un genre en particulier, comme il le dit lui-même : « En tant que cinéaste et spectateur, je cherche le mélange des genres. C’est ce qui m’intéresse le plus car je pense que dans chaque genre nous avons vu les meilleurs films possibles. » Le cinéma de Sorogoyen est unique. N’essayez donc pas de classer son dernier film dans un genre en particulier, ce n’est pas possible.
Son cinéma est profondément enraciné dans la réalité sociale et politique de l’Espagne contemporaine, comme en témoignent par exemple Que Dios nos perdone et El Reino mais aussi le récent As Bestas : « Que Dios nos perdone est né de l’indignation que nous avons vécue à la fin des années 2008 avec la difficile crise économique suivie de comportements politiques décevants. Quand on a choisi de faire un polar avec Isabel, nous avons donc choisi ce contexte sociopolitique là. » Toujours à propos de Que Dios nos perdone, le réalisateur explique qu’à cette époque les mouvements chrétiens prenaient beaucoup d’ampleur et qu’il y avait un côté religieux très conservateur dans certains quartiers de Madrid. C’est cette relation qui les a amenés, lui et Isabel Peña, à choisir ce titre et à montrer à travers la trame du film, à la fois un aspect polar, avec des personnages violents mais aussi un côté religieux.
Dans El Reino, Rodrigo Sorogoyen s’attaque à un sujet important et tabou, celui du monde politique et de la corruption. Souvent considéré comme le premier cinéaste à avoir osé traiter frontalement ce sujet, il s’en défend : « Tout le monde dit que El Reino a été le premier film à traiter ce sujet mais avant, il y a eu le film “B, la película” de David Ilundáin (2015), un film plus petit mais qui a tout de même connu un certain succès dans le monde du cinéma. » L’idée de travailler sur une thématique aussi forte et taboue s’est imposée très naturellement aux deux scénaristes tant l’actualité espagnole était inondée de ces informations et que les journaux télévisés tournaient en boucle là-dessus : « C’était tellement présent dans nos vies qu’Isabel et moi avons senti que c’était presqu’une obligation de le faire. Nous étions indignés et avons compris que c’était un matériel cinématographique très puissant. » Le sujet était tellement présent en Espagne qu’il avoue avoir eu très peur que quelqu’un d’autre ne s’en empare et écrive un scénario similaire sur la même thématique : « On parlait tout le temps de la même chose. Si on regarde les polars dans le cinéma en général, cette thématique n’était pas abordée et je ne sais pas pourquoi. Il me semble que nous appartenons à une génération qui a choisi de ne pas trop s’engager. Il y a eu quelques manifestations et je pense que l’une d’entre elles a été le début du point d’écriture de El Reino. »
Après son film Madre dont la première scène n’est autre que l'intégralité de son court métrage - 18 minutes d’un plan séquence d’une folle intensité où la tension ne fait que croître avec cette mère (Marta Nieto) qui assiste impuissante à l’appel au secours de son petit garçon de six ans, parti en vacances avec son père et resté seul sur la plage -, Sorogoyen poursuit avec As Bestas son analyse de la société espagnole : « C’est le film que l’on souhaitait faire après Que Dios nos perdone et finalement, nous avons attendu. As Bestas est né à partir d’un fait divers et quand tu le lis, tu te demandes comment c’est possible. Et à partir de ça, nous avons commencé à écrire, à aller sur place, à lire des choses et à échanger avec d’autres personnes. »
Si ses précédents films se déroulaient principalement en zone urbaine (Que Dios nos perdone, El Reino), avec As Bestas, nous voilà en pleine nature, dans un petit village de Galice. L’ « Espagne vide » est au cœur de ce long métrage où un couple de français (Marina Foïs et Denis Ménochet) pratique l’agriculture biologique et restaure des maisons abandonnées pour faciliter le repeuplement. Si eux se sentent chez eux, leur opposition à un projet d’éoliennes va engendrer un conflit sans précédent avec leurs voisins, des locaux qui, à l’inverse des français, voient en ce rejet du projet la perte d’une indemnisation qui aurait pu changer leur vie et leur permettre de quitter définitivement cette Espagne rurale.
Comme pour Madre, tourné en France, Rodrigo Sorogoyen a fait le choix de faire appel à des français pour interpréter le rôle du couple qui s’installe dans ce village. Si pour Madre, c’est l’histoire qui a envoyé l’équipe du tournage en France, dans As Bestas, ce choix a été favorisé par cette nécessité de rendre la communication plus difficile entre le couple et les gens du village, renforçant par là cette opposition entre l’urbain et le rural et la haine qui s’installe entre les deux camps : « S’ils ne parlent pas la même langue, tu leur crées un problème supplémentaire. Pareil pour Madre, c’est une mère dévastée et si tu la mets dans un pays où ce n’est pas sa langue natale, le sentiment de solitude est énorme. »
Tout au long de sa filmographie, même si ses personnages ont des agissements répréhensibles, le cinéma de Sorogoyen n’est jamais dans le jugement et en tant que spectateur·trice, nous en arrivons même à ressentir de l’empathie pour eux, comme dans El Reino avec le politicien interprété par Antonio de la Torre ou encore le policier de sa série Antidisturbios. Et pour le réalisateur, c’est un élément essentiel, personne n’est tout blanc ou tout noir et on ne peut pas juger sans avoir tous les faits : « Je veux qu’il soit compliqué pour le spectateur de juger moralement le personnage. Cela m’intéresse beaucoup, même dans notre quotidien. Il faut essayer de voir avant tout des êtres humains et ne pas dire que c'est une bonne ou une mauvaise personne. Je ne veux pas dire d’un personnage qu’il est obscur mais plutôt qu’il fait des choses obscures et moralement répréhensibles. Je crois que c’est ça la vie. » Et ça marche plutôt bien. Dans El Reino, même si nous ne pouvons que nous indigner des agissements du politicien, Rodrigo Sorogoyen nous met dans une situation assez inconfortable, nous amenant à compatir avec lui. Le réalisateur en est persuadé, si on commence par penser que tel politicien corrompu est le « diable », il sera plus compliqué d’avancer : « Si tu crois qu’ils sont comme ça et totalement différents de toi, tu penses que tu ne pourras jamais solutionner le problème. C’est quelque chose que nous avons gardé à l’esprit pendant le tournage. C’est très difficile mais il faut essayer de se dire que ce sont des personnes pas très différentes de nous. Nous sommes tous des êtres humains. Face à des circonstances de la vie, on peut tous un jour être amenés à faire certaines choses que nous n’aurions jamais imaginé pouvoir faire. »
Et pour en arriver à nous faire ressentir cela, à nous spectateurs et spectatrices, un vrai travail est effectué en amont de l’écriture : « Chaque fois qu’on pense et qu’on écrit, on a l’obligation d’essayer de tout savoir des personnages. Sur le travail de scénario, il y a une phase préliminaire d’enquête. Nous avons rencontré des politiciens corrompus, des avocats etc. Il y a des profils différents. Avec Que Dios nos perdone ou Antidisturbios, c’est pareil, nous avons beaucoup échangé avec des policiers car on ne connaissait pas du tout ce milieu. C’est une période d’écriture très intéressante. Il y a aussi un aspect psychologique car quand la personne nous raconte son histoire, elle nous raconte vraiment SON histoire, pas L’histoire. » Rodrigo Sorogoyen l’affirme, lui et Isabel Peña privilégient les personnages à la trame directive et pour cela, ils aiment se nourrir de la réalité et de leurs rencontres. La construction d’un personnage commence généralement par une ou deux phrases comme « Il est policier. Il est violent » et c’est ensuite, lors de l’écriture du scénario et grâce à un travail d’observation, que la description s’étoffe et rend les personnages plus réalistes, comme dans Que Dios nos perdone où le policier interprété par Antonio de la Torre est bègue : « Il faut beaucoup de temps pour écrire le scénario et ajouter des choses. L’acteur prend ensuite le personnage et le complète avec beaucoup de choses. Ce sont des discussions en amont du tournage avec les acteurs pour les aider à comprendre leur personnage et ce que je veux faire. C’est un gros travail de communication. Mais si tu laisses la porte ouverte, un acteur te donne beaucoup. »
Et justement, en parlant d’acteurs, Rodrigo Sorogoyen aime s’entourer de collaborateur·trices habituel·le·s qu’il appelle « sa famille », comme par exemple Isabel Peña au scénario, Alejandro de Pablo comme directeur de la photographie, Olivier Arson pour la musique ou encore des acteurs tels que Antonio de la Torre ou Luis Zahera : « Nous avons une très bonne relation et nous nous enrichissons mutuellement. C’est très positif car la communication est très importante dans de tels projets. Et si on communique bien, on ne perd pas de temps. On se dit la vérité. Nous avons vraiment une relation de confiance. »
Côté projets, Rodrigo Sorogoyen a écrit une série sur la guerre civile mais a dû se heurter à des difficultés de financement laissant le projet actuellement en pause : « On a travaillé pendant un an et demi et la plateforme Movistar était très enthousiaste mais un jour j’ai reçu un appel m’informant que la série ne se faisait pas. Ils ont reçu des pressions de personnes plus haut placées disant qu’ils ne voulaient pas faire ça et ce, malgré de forts arguments. C’est une forme de censure mais ils ont tout à fait le droit de le faire. » Malgré tout, Rodrigo Sorogoyen se veut optimiste et reste persuadé qu’ils trouveront le financement nécessaire pour la faire. Quand on lui demande comment appréhender un sujet aussi lourd que la guerre civile, il répond qu’ils l’ont traité de la façon la plus humaniste possible : « Quand Franco est mort, la période de la Transition a été une véritable explosion culturelle, on pouvait enfin parler de certaines choses. Mais dans les années 80-90, il y a eu beaucoup de films sur la guerre civile du point de vue de l’indignation. Je crois que si on parle de la guerre civile, l’objectif principal est de rapprocher et non de séparer. Oui, il y a eu 3 ans d’une guerre sanguinaire suivie de 40 ans de dictature, tout aussi sanguinaire et castratrice, mais ce qui est vrai, c’est que pendant la guerre civile, toutes les personnes qui faisaient partie du camp nationaliste n’étaient pas le « diable ». Et dans la majorité des films, c’était pourtant cette représentation qui était donnée. Et je ne pense pas que cela soit positif, surtout pour les perdants. » Que cela soit bien clair, Rodrigo Sorogoyen ne condamne pas cela, il s’agit même pour lui d’une réaction logique après 40 années de répression sous la dictature : « Mais maintenant, dans les années 2020, c’est le moment de raconter d’autres choses et de vraiment s’intéresser aux personnes qui ont souffert de cette guerre. » En parallèle à cette série, le cinéaste travaille actuellement sur trois projets de films dont un avec Isabel Peña où « nous ne voulons pas du tout faire de thriller, de polar. Nous fuyons la violence pour le prochain projet. ». Mais que les amateur·trices du genre se rassurent, l’écriture d’un scénario de polar violent est également en cours avec un autre scénariste.
En attendant que ces projets voient le jour pour notre plus grand plaisir, vous pouvez toujours aller voir (ou revoir) en salles As Bestas. Dans le cadre du festival Cinespaña, le film sera encore projeté au Cratère, à Toulouse, le dimanche 16 octobre à 18h et le mardi 18 octobre à 16h30.
Et comme l’a très bien dit une spectatrice pour conclure : « Avant, nous attendions le prochain Almodóvar, maintenant on attend les Sorogoyen » !
Filmographie :
2012 : Stockholm
2016 : Que Dios nos perdone
2018 : El Reino
2020 : Madre
2022 : As Bestas
Agathe Ripoche
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