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Mudar la piel

28 Mars 2019
Juan Gutiérrez a dirigé, pendant quatorze ans, le Centro de Investigación por la Paz Gernika Gogoratuz. Il fut aussi, et surtout, le médiateur entre l'ETA et l'Etat espagnol dans les années 1980-1990. Il a organisé, en 1991, une rencontre aux Etats-Unis entre les responsables de tous les partis politiques basques. Cette initiative n'a pas plu à tout le monde ; un jeune journaliste apparaît alors dans sa vie. Il deviendra son plus proche confident, avant de disparaître mystérieusement. Cet homme, c'est Roberto, un espion. Des années plus tard, à sa sortie de prison, les deux hommes se retrouvent. Chose étonnante qu'Ana Schulz, la fille de Juan, décide de filmer et de raconter.
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                                       Un film hybride

Mudar la piel se présente comme un documentaire politique et intime, centré sur la famille. Celui-ci se veut « objectif » : montrer le passé par le biais d'éléments réels tels que des photos, des images d'archives officielles et personnelles, des témoignages. Pourtant, dès les premières images, on se rend compte qu'il est bien plus que cela : un téléférique d'une autre époque survole Madrid, pendu à un câble. Le piano de la bande son et la voix off annonçant que le film ne pourra finalement pas se faire, nous plongent directement dans l'ambiance d'un thriller haletant. Un genre hybride que le film n'abandonnera jamais ; la fin est un rebondissement total. Ana Schulz et Cristóbal Fernández semblent s'inscrire dans cette génération de cinéastes espagnols qui cherchent à repousser les limites du genre cinématographique aussi bien dans le drame, dans la comédie que dans le documentaire. Le film devait se focaliser sur une amitié énigmatique entre deux personnages captivants ; confronté à des problèmes lors du tournage, la caméra commence à se filmer elle-même. Les observateurs deviennent les espions qui espionnent l'espion. Le résultat est un ovni cinématographique intéressant, percutant et passionnant. C'était, semble-t-il, le seul moyen pour Ana Schulz de dresser le portrait de son père, d'évoquer une période trouble de l'histoire espagnole, de montrer une amitié marquée par un mystère insondable et de tenter de cerner la personnalité de cet homme, Roberto qui, tel un serpent, change constamment de peau. Il sera le personnage central du film, celui autour duquel la trame gravite, celui qui vole la vedette à Juan Gutiérrez.

Des personnages complexes

La réalisatrice a toujours ressenti une grande curiosité pour ce Roberto. Elle souhaitait comprendre les bases de l'amitié qui le reliait à son père. Cette inquiétude au sujet de l'homme, ressentie par le spectateur, est la raison même du film et son principal moteur. Les réalisateurs vont eux-mêmes devenir les espions de Roberto : une longue séquence les montre en train d'essayer les micros qu'ils cachent sous leur pull. Roberto leur a donné rendez-vous et ils craignent qu'il ne disparaisse à nouveau. Le film se transforme alors en un jeu de miroir ; ce qui se passe devant nos yeux changera aussi de peau. Le but initial était de filmer les retrouvailles entre Juan et Roberto afin de refermer une vieille blessure et de comprendre la trahison. Pourtant, Roberto, comme à son habitude, se défile. Juan n'aura de cesse de commenter cette relation amicale sans pour autant parvenir à la décrire ni à l'expliquer. Lui qui, hier et aujourd'hui encore, prononce un discours de paix éloigné de la dualité entre vainqueurs et vaincus, dit que ce qui les a rapproché a été la grande culture et l'intelligence de Roberto. On ne peut que le croire... puisque tous se sont laissés prendre dans les mailles de son filet. La question de cette amitié à toute épreuve n'est pas réglée, sans doute parce que Roberto a peur : il a encore des secrets cachés qu'il ne souhaite révéler.

Une période trouble de l'histoire espagnole, encore taboue

Les images d'archives alternent avec les photos personnelles. La plus intéressante est sans doute celle qui donne au film son argument : on y voit Juan, au premier plan, un homme aux sourcils et à la barbe fournis, regardant l'objectif d'un air satisfait et enfantin et, au second plan, Roberto. On ne devine que son crâne chauve et son grand sourire ; son visage est flouté, il est et restera dans l'ombre. Une autre photo importante est celle de la réunion des représentants politiques basques aux Etats-Unis : tous arborent un grand sourire, aucun ne semble être l'ennemi de l'autre, bien au contraire. Il est encore difficile aujourd'hui de parler de l'ETA. Cette période historique n'est cependant qu'une toile de fond servant à analyser la relation personnelle entre les deux hommes. Certains faits historiques sont effleurés, la réalisatrice ne souhaite pas entrer dans des polémiques politiques. Le 11M, l'attentat de 2008 à Madrid que certains ont voulu incriminer à l'ETA et non aux islamistes, est ainsi évoqué. Le travail filmique apporte toutefois une information incroyable sur des faits inédits grâce aux documents personnels de Juan. Une période, comme tant d'autres, encore taboue dans ce pays si complexe, contradictoire et à la fois fascinant qu'est l'Espagne. Il reste encore beaucoup à faire pour exorciser les vieux démons...

Documentaire vu dans le cadre du Festival de Nantes '19 

Aurore Kusy

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