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Ne pas s'avouer vaincu
Le 17 février, les Regards de Valence ont accueilli Henri Belin, co-réalisateur avec Susana Arbizu du documentaire Ne pas s’avouer vaincu, encore inédit en salles. Ce film suit Daniel Serrano, 91 ans, républicain espagnol exilé à Bobigny, dans son combat pour réhabiliter la mémoire de son frère Eudaldo, maire adjoint du Front Populaire fusillé en 1941 à l’issue de la Guerre Civile.
A l’origine de Ne pas s’avouer vaincu, une rencontre, celle des réalisateurs Susana Arbizu et Henri Belin, enseignants à Paris, avec Rose-Marie Serrano, la fille de Daniel, qui souhaitait des enregistrements audio de son père pour que ses souvenirs ne disparaissent pas avec lui. Très vite, du fait de la personnalité de Daniel Serrano et de l’ampleur de son témoignage, s’est imposée l’idée de faire un documentaire sur la récupération de la mémoire historique en Espagne et la réparation des crimes franquistes.
Ce premier long-métrage, réalisé entre 2009 et 2011, raconte l’histoire de Daniel Serrano, vieil homme digne et droit, qui au seuil de la mort lutte encore et toujours contre les pactes de silence de l'Espagne contemporaine et la passivité des institutions. Au fil des objets qui peuplent le petit pavillon de banlieue de Daniel, l’émotion surgit et le souvenir de son frère est tiré de l’oubli par son extraordinaire lucidité et sa mémoire sans failles.
Agir sur le réel
Contre toute attente, peu d’images d’archives dans ce documentaire : Henri Belin et Susana Arbizu ont voulu avant tout faire un travail sur le présent. Images en négatif, forts contrastes, images virtuelles, leur ont semblé avoir davantage de force et être au cœur de la problématique du personnage. Un gros travail a été fait sur le son afin de donner corps à la réalité. Les réalisateurs ne voulaient pas d’un film aseptisé ou qui ne fasse que constater le réel : il s’agissait aussi d’agir directement sur celui-ci. C’est la raison pour laquelle ils ont accepté la proposition des jeunes d’un collectif de La Torre de Esteban Hambrán, le village tolédan dont Daniel Serrano est originaire : tourner illégalement la scène finale du tag sur un mur de la ville. Une fin jubilatoire mais qui n’a eu que peu d’effets, comme le constate Henri Belin : « Le tag est resté quelques jours puis a été effacé par la mairie. Il a fait parler pendant quelque temps mais rien n’a changé. Depuis le tournage, le Partido Popular a repris la municipalité, et on n’en parle plus du tout ».
Mémoire historique, mémoire du silence
Pour Henri Belin, même si la Guerre Civile est omniprésente dans la littérature et le cinéma espagnols de ces dernières années, il est révélateur que le meilleur film sur le sujet soit étranger : Land and freedom, du britannique Ken Loach. D’après lui, cette multiplication des œuvres et des témoignages est due au fait qu’il n’y a pas de consensus sur le sujet en Espagne, seulement des enjeux de pouvoir. Il existe certes beaucoup de recherches universitaires sur la mémoire, mais celle-ci n’occupe aucune place publique et reste absente du discours majoritaire. La Loi de Mémoire Historique votée par le gouvernement de Zapatero en 2007 a été la loi du moindre coût, comme c’est souvent le cas lorsqu’on légifère sur des sujets polémiques. S’ensuit de ce manque de volonté politique une mise en concurrence des mémoires, et des démarches uniquement individuelles ou associatives, comme on peut le constater dans le documentaire à travers les témoignages d’Emilio Silva, président de l’ARMH (Asociación para la Recuperación de la Memoria Histórica).
Ne pas s’avouer vaincu souligne également le rôle capital qu’a joué la transition démocratique dans cette amnésie collective, qu’elle a organisée sciemment, créant de ce fait des tensions toujours vives aujourd’hui. D’après Henri Belin, l’une des victoires de Franco est d’avoir réussi à faire oublier la violence et la terreur de son régime. Ce serait à l’Etat de mettre en place des commissions d’historiens, mais il y a un énorme blocage politique de la droite, héritière du franquisme. Quant à la gauche, elle n’ose pas, sa position pendant la transition ayant été des plus ambiguës.
Ainsi, malgré les démarches répétées de Daniel, la figure de son frère Eudaldo n’est toujours pas reconnue à La Torre, où la mairie, pourtant socialiste au moment du tournage, refuse de débaptiser les rues et édifices qui exhibent encore une toponymie franquiste : calle José Antonio, calle de los Mártires, Colegio Juan Aguado (chef local de la Phalange à l’époque)… Henri Belin raconte qu’en filmant des plans de coupe au Cimetière de l’Est, à Madrid, ils ont découvert par hasard les tombes de membres de la Légion Condor, responsable entre autre du bombardement de Guernica en 1937. C’est uniquement parce que l’ambassade d’Allemagne est intervenue que l’Espagne a effacé la stèle à leur gloire, encore présente au moment du tournage.
Produit par Jemmapes Prod, le documentaire n’a pas trouvé de distributeur en France à ce jour car il n’est « pas viable économiquement ». Les réalisateurs ont donc le projet de le distribuer eux-mêmes via la société qu’ils viennent de créer, La chambre noire. Pour l’instant, la diffusion en a été essentiellement artisanale, dans des milieux militants ou des festivals (Rencontres du film des Résistances d’Annecy, Festival de Lasalle en Cévennes…). Aucune distribution n’est prévue en Espagne, hormis sur le site VOD Filmin, le seul à l’avoir accepté, dans un contexte de crise où certains films ne sortent même plus en salles.