Interviews
Jonathan Cenzual Burley
Réalisateur du film El Pastor, découvert au Festival Cinespaña 2016 à Toulouse. Interview écrite réalisée par Aurore Kusy le 14 février 2017 à l'occasion du 20ème Festival de Cine Español y Latinoamericano à Ajaccio. Traduction des Rédacteurs.
Quelle est l'origine du scénario? Connaissez-vous une personne qui a vécu cette situation?
Le film ne vient pas d'une situation en particulier. El Pastor a surgit d'un ensemble d'idées qui me trottaient dans la tête. Je pensais faire un documentaire sur la transhumance, et en même temps faire quelque chose sur un personnage solitaire, un ermite. Une personne qui décide de vivre hors de ce que l'on peut considérer comme “l'ordre établi” me semble un acte très courageux et de plus d'une grande clairvoyance. Le fait de ne pas vivre de telle manière, tout simplement parce que la société le veut. Avancer à contre-courant, tout simplement, sans rien revendiquer. Lors d'un séjour en Espagne, pour d'autres projets mais tout en pensant à ces idées-là, je me suis retrouvé face à un pays rongé par la corruption et par l'injustice sociale. C'est ainsi qu'est né El Pastor: un mélange de ce que je voulais faire et de ce que j'étais incapable d'ignorer.
Vouliez-vous faire une critique de notre société contemporaine qui consomme à tout va, qui pense fréquemment à l'enrichissement, tout en refusant de respecter les personnes qui vivent “à l'écart” de cette société si hypocrite?
Oui, bien sûr, c'est avant tout une critique sociale. El Pastor est une critique du consumérisme, de la cupidité, du manque de respect envers les autres êtres humains. Ce n'est pas une critique du progrès face aux traditions, car c'est l'argument que d'autres utilisent, mais le progrès ce n'est pas usurper des terres, ou menacer, ou voler. Moi j'ai utilisé une confrontation entre une personne de la campagne face à des voisins qui le sont moins, mais il s'agit uniquement des ressources que j'ai voulu utiliser pour raconter l'histoire. Le film aurait pu parler d'une compagnie pétrolière qui confisque les terres des indigènes au Brésil ou d'un multimillonaire qui pense pouvoir acheter le monde et faire ce que bon lui semble uniquement parce qu'il a de l'argent.
Pensez-vous que les choses puissent évoluer? En considérant l'émotion qui se dégage de votre film peut-il faire prendre conscience aux gens du respect qu'il faut avoir envers tous les êtres humains même s'ils vivent différemment ou sont tout simplement différents ?
Bien entendu, les choses peuvent évoluer. Mais c'est une autre histoire que ces gens en prennent réellement conscience. Nous vivons une période de l'Histoire très tendue. Nous sommes sur le point de devenir une société fachiste, xénophobe et stupide qui ne respecte ni les êtres humains ni l'environnement. Nous sommes littéralement sur le point de tuer notre planète et nous continuons à faire comme si de rien n'était. Nous leur permettons de nous manipuler par peur ou par relâchement et nous laissons le renard entrer dans le poulailler. En même temps, il existe un mouvement contestataire très émouvant. Les gens sont en train de se réveiller et se rendent compte que nous ne pouvons pas continuer sur cette voie. Le problème c'est que ceux qui détiennent le pouvoir, ou l'argent, ce qui en revient au même, ne sont pas du bon côté. Personnellement, j'espère que les choses changeront mais ma rationnalité en est attérée.
J'ai beaucoup aimé la dernière image, vous avez véritablement visé juste, lorsque Anselmo tourne la tête, regarde vers le ciel et ensuite sa maison, comme s'il se rendait compte de ce qu'il a fait pour défendre tout ce qu'il avait. Pourquoi une fin si négative?
Je ne pense pas qu'elle soit négative. Elle est triste, mais je pense qu'elle est réaliste au regard du peu d'options que l'on laisse à Anselmo. C'est un avertissement à ceux qui abusent de leur pouvoir, qui pensent pouvoir confisquer ce qui ne leur appartient pas : soyez attentifs, parfois les petites gens se battent et vous en sortirez perdants. Des situations similaires se sont déjà produites. Sans aller plus loin, lorsque Trump a voulu faire un terrain de golf en Ecosse, l'un des propriétaires des terres a refusé de vendre. Il a heureusement gagné et Trump a dû prendre sur lui sans parvenir à ses fins. Ce sont de petites victoires mais capables d'en inspirer de plus grandes.
Comment avez-vous trouvé Miguel Martín? Il incarne à la perfection Anselmo, avec cette ingenuité qui le caractérise.
Un ami réalisateur de Salamanque, Gabriel Velázquez, m'a recommandé Miguel. Il joue de manière exceptionnelle. Il personnifie, physiquement et mentalement, très bien Anselmo. Par contre, il n'est pas ingénu, il comprend les vraies intentions dès le début, il sait parfaitement à qui il a affaire. Cependant il les sous-estime, ou à vrai dire, il sur-estime le code moral qu'ils ont. Pour lui, il est très difficile de se mettre à la place de quelqu'un qui peut tout faire par argent. Anselmo ne pense pas comme ça; c'est là son erreur, penser qu'ils vont se comporter avec le même respect qu'il a des autres.
Les acteurs étaient tous professionnels? Comment avez-vous travaillé avec eux? Tous les dialogues étaient écrits?
Oui, tous les acteurs sont professionnels. J'ai d'abord eu la chance de compter sur Miguel, qui travaille avec la plupart des autres acteurs dans une salle de théâtre à Salamanque, La Malhablada. C'est lui qui me les a présentés. Au moment de tourner, je leur ai donné le scénario en leur demandant de l'adapter avec leurs propres mots. J'aime que les dialogues aient un ton réaliste, avec ses pauses, ses chevauchements. Je ne veux pas que les acteurs récitent mais que chacun apporte sa touche personnelle. Je ne pouvais pas non plus laisser se perdre la richesse lexicale, mais aussi celle des tournures grammaticales de cette province de Salamanque dont les acteurs sont majoritairement issus.
Comment s'est déroulé le montage?
Le montage a été relativement facile à réaliser. Je savais que j'allais aussi faire le montage moi-même alors j'ai toujours tourné en le gardant à l'esprit. Depuis le début, je savais que je ne suivrai pas une démarche classique quant aux niveaux de tension. Je savais que je n'allais pas seulement l'augmenter puis la baisser. Je voulais une tension qui monte petit à petit, pas une courbe constante mais exponentielle. J'étais sûr et certain que le tempo du film était très important pour maintenir cette tension sans qu'elle n'explose trop rapidement. J'ai opté pour un début de montage type documentaire et ensuite les coupes se succèdent avec plus de rapidité au fil de l'histoire tout en utilisant les scènes d'Anselmo pour tenir aussi les rênes.
Ensuite, il y a deux styles de montage assez clairs: les jumpcuts que j'utilise à chaque fois qu'Anselmo est seul ou avec les moutons, et des coupes plus classiques quand il intéragit avec d'autres personnages. Je voulais qu'en voyant Anselmo le spectateur entre dans sa cabane (avec lui juste en le regardant), pas seulement physiquement mais émotionnellement. Que le spectateur soit en train de faire paître avec lui. Dans le processus constructif du personnage – pour moi-, il était intéressant que ce qu'il arrive à Anselmo soit profondément ressenti par le public. Il me semble qu'un lien très important se crée avec lui dès les dix premières minutes du film.
Si je vous dis qu'il s'agit d'un film résistant, combatif, rural (avec ses très belles images des champs), très réel et d'une splendide réalisation, êtes-vous d'accord avec moi ?
Je te dirais d'abord merci d'être si aimable! Je crois qu'il s'agit d'un film combatif, oui. C'est mon petit grain de sable dans la lutte contre l'abus de pouvoir et contre l'avarice. J'espère que le film fera réfléchir les personnes qui le verront, qu'il leur donnera un peu de force pour résister à la cupidité, pour qu'elles poussent de hauts cris lorsqu'elles verront que de telles injustices existent, pour qu'elles ne pensent pas qu'il s'agit du pain quotidien et qu'il n'y a plus rien à faire.
Comment avez-vous trouvé Pillo? Il est fantastique! C'est votre chien?
Pillo est en réalité une femelle qui s'appelle Leila. J'ai pris contact avec un refuge pour savoir s'il était possible d'utiliser l'un de leurs chiens pour les scènes. En échange, nous leur avons donné une partie de la campagne de “micro-mécénat” du film. Ils m'ont appelé un jour pour me proposer une chienne qui venait d'être rejetée par ses anciens maîtres qui voulaient la tuer parce qu'elle s'était échappée. Nous l'avons rencontrée et j'en suis tombé instantanément amoureux. J'ai décidé de l'adopter. Au moment où je vous écris, elle dort derrière ma chaise. Travailler avec elle fut très simple parce qu'elle avait une totale confiance en nous. Pour elle, c'était comme se promener et manger des bouts de saucisses. Pour les scènes plus compliquées, nous les transformions en jeu pour elle.
C'est décidément la meilleure chose qui me soit arrivée avec ce film.
Pourquoi les terres de Salamanque? J'ai lu sur Internet que tu y es né. Tu as choisi cette région parce que tu la connnaissais ou parce qu'il s'agit d'un problème qui existe toujours beaucoup là-bas?
J'ai choisi cette région pour le côté pratique mais aussi d'un point de vue artistique. Je connais très bien la région, on a eu les autorisations pour tourner, et ceci gratuitement. La meseta castillane a une beauté singulière. Il n'y a pas de vallées bucoliques ni de montagnes impressionnantes. Il n'y a rien si ce n'est le ciel et la terre, c'est en cela que réside sa beauté, dans son immensité, qui peut devenir en même temps très claustrophobique, même si c'est une contradiction. En étant si étendue, l'on se sent minuscule dans cette immensité et je voulais que ce sentiment transcende les personnages. Ils sont enfermés dans cette trame, sur une scène où ils ne peuvent pas se cacher ni échapper. Ils sont comme des naufragés au milieu de cette immensité.
Combien de temps a duré le tournage? Ton film ressemble à ceux qui se font à présent dans le cinéma espagnol: peu de budget, peu d'acteurs, peu de jours de tournage mais des idées géniales et un résultat final très intéressant. Tu t'identifies à cette définition?
Oui, je ne fais pas que m'identifier, j'ai toujours tourné sans argent, pas peu d'argent, mais avec rien du tout! C'est comme ça que j'ai fait du cinéma jusqu'à présent. Mes trois films se sont faits avec des budgets minimes, en trois semaines de tournage. Mon premier long El Alma de las Moscas s'est fait avec mille euros-; on ne peut même pas dire que ce soit un budget, plutôt une sacrée plaisanterie. Cependant, il a connu une bonne trajectoire : il a été sélectionné dans quelques festivals de prestige international et distribué dans des salles au Royaume-Uni. Il est possible de faire du cinéma avec très peu de moyens mais ce n'est pas possible sur le long terme. On peut tourner un ou deux films sans budget, mais tôt ou tard, on en a besoin, ne serait-ce que pour payer dignement les personnes qui travaillent. Il est dur de mener à bien les projets sans budget: il faut sans cesse faire des compromis entre la vision que l'on a et le peu de moyens à disposition. C'est souvent décourageant.
C'est une situation possible au début mais ce n'est pas une entreprise viable s'il n'y a pas d'argent investi.
Quels sont tes projets?
Je commence l'écriture du prochain projet. Je ne sais pas si je le tournerai en Espagne ou à l'étranger. J'irai où l'on me soutiendra et aidera à le mener à bien.
Toutes mes félicitations pour le film! Je l'ai adoré ! J'espère qu'il aura un grand succès et que vous pourrez en faire d'autres aussi bons que celui-ci.
Merci beaucoup!
Aurore Kusy
Cinespaña 2016, c'est encore la plus importante proposition de films espagnols en Europe, hors péninsule ibérique. Un évènement qui a su s'imposer comme une réference et qui a su bien s'entourer !
Lire la suiteUn film poignant à la réalisation parfaite Film à l'esthétique soignée, El Pastor (The Shepherd) présente le portrait d'un homme solitaire, vivant en marge de la société de consommation que l'on connaît tous aujourd'hui. Il vit heureux, bien plus heureux que les autres villageois avides d'argent qui possèdent les terres adjacentes et... Lire la suite