Interviews

Entretien avec Mikel Rueda autour de "Fronteras".

Il doit y avoir un autre type de cinéma pour permettre à la société d’avancer. 

Mikel Rueda, réalisateur de Fronteras, répond à nos questions, le vendredi 25 Août à Paris. 

Portrait Mikel

L’origine du film…
C’est un film qui me tenait à cœur. Je l’ai fait avec mes tripes. Il n’est pas autobiographique mais il est en lien avec des sensations que j’ai eues pendant mon adolescence, comme celle de ne pas être la personne que les autres voulaient que je sois; celle d’être perdu et surtout de ne pas être là où je voulais être physiquement et émotionnellement.

Je voulais raconter une histoire avec ces caractéristiques parce que même si la cinématographie espagnole a traité de l’homosexualité, je pense qu’il y a une absence de références positives pour les histoires d'amours entre les personnes du même genre… Je me suis dit qu’il était nécessaire d’écrire cette histoire entre adolescents avec des référents positifs. J’aurais aimé que ces référents soient là plus tôt parce qu’ils ouvrent l’éventail des possibilités, de ce qu’il y a et de ce que l’on peut ressentir. Dans tous les cas, les apports du cinéma peuvent permettrent à la société d'aller là où elle le veut.

 

Le choix de mettre en scène le thème de l’amour et le thème de l’immigration ?
Je crois que ce sont des réalités qui vont de pair. Elles sont parallèles et liées au concept de l’altérité, autrui, l’étranger ; celui qui n’est pas dans les normes. Cette norme nous a fait croire qu’il existait ce qui est normal et ce qui ne l’est pas. Alors qu’en fait rien n’est normal. Celui qui subit cette norme réagit en se défendant, en attaquant ou en repoussant, comme pour l’homosexualité et l’immigration. Quand un jeune ne sait pas bien ce qu'il veut ni qui il est, les autres le repoussent, même si ces deux réalités sont supposément acceptées, et ce mot est affreux car personne n’a besoin de l’acceptation des autres pour avoir le droit de vivre. En réalité, on autorise la présence de la différence seulement si elle ne fait pas trop de bruit. Il existe donc une double morale. Il y a des droits et des cadres légaux pour l’homosexualité, l’hétérosexualité et les migrants mais en réalité, cela ne se passe pas ainsi. On essaie de les écarter, de les mettre à part, qu’ils se taisent. Alors j’ai trouvé intéressant de réunir ces deux réalités parce qu’elles se ressemblent.

Pourquoi l’immigration marocaine ?
L’immigration marocaine m’intéressait parce que la plupart de l’immigration en Espagne est roumaine ou maghrébine. Le thème des mineurs non accompagnés m’intéressait tout particulièrement. Il s’agit d’enfants âgés de 9 à 12 ans qui traversent le détroit et arrivent en Espagne sans aucun tuteur légal, l’état doit les prendre en charge mais les enfants terminent souvent dans la rue. Il se crée un problème là où il n’y en avait pas. Ce point de vue est intéressant à utiliser pour le récit.

Germán et Adil ?
Il est possible d’avoir un bon scénario, une bonne photographie, des plans bien choisis mais si les acteurs ne transmettent pas cette vérité d’une histoire tellement émotionnelle, rien ne peut être crédible. J’ai donc convaincu le producteur de nous laisser du temps pour trouver les deux jeunes. Nous avons rencontré 5000 jeunes lycéens dans toute l’Espagne car les acteurs de 14, 15 ou 16 ans n’existent pas. Je n’étais pas intéressé par les deux ou trois acteurs renommés, je ne voulais pas qu’ils soient si reconnaissables. C’est après une année de recherche que nous avons trouvé le groupe d’amis en question, puis Germán et Adil. Le travail avec des « non-acteurs » est très différent du travail avec des acteurs professionnels: la manière de faire, de les approcher, le jeu et l’improvisation. Il fallait être très ouvert à ce qu’ils pouvaient apporter aux personnages et leur laisser une marge de liberté. Pendant le tournage, il fallait être attentif à tout ce qui pouvait surgir et subordonner la technique à l’interprétation et non inversement, ce qui est plus courant. En général, on place d’abord les projecteurs et la caméra sauf pour ce tournage. Ils faisaient la scène et nous devions essayer de les suivre pour capter cette vérité qui n’arrive qu’une fois.

Pourquoi veux-tu montrer la vérité ?
Je crois que c’est la seule manière de crever l’écran. Le cinéma est une interlocution entre un locuteur, nous, qui émettons un message, une sensation ou une émotion, et un récepteur qui reçoit ou qui ne reçoit pas. Donc si on travaille depuis le mensonge, cela ne marche pas. C’est très important que ces émotions à transmettre soient réelles. Et pour moi il est très important que l’interprétation soit vraie. Germán et Adil font que tout ce qui se déroule soit vrai. Ce ne sont pas des acteurs professionnels donc ils n’ont pas encore la technique pour pouvoir falsifier la vérité. Il y a des acteurs qui le font très bien mais eux ne sont pas des acteurs alors quand ils pleurent, ils pleurent pour de vrai, quand ils sourient, ils sourient pour de vrai. Toutes ces sensations sont réelles et sont captées par la caméra sur l’instant. Si on leur dit de les répéter, cela ne va pas fonctionner parce qu’ils annuleraient ce qu’ils ont vécu. Alors il est nécessaire de les attraper là où ils se trouvent, dans la vérité.

Le montage est bien singulier... 
L’idée du montage était déjà présent dans le scénario. Pour moi, Fronteras devait être un voyage de deux personnages perdus qui, à un moment de leur vie, croiseraient d’autres personnages qui les aideraient sur ce chemin de la connaissance et affirmation de soi. Je voulais que ce voyage soit aussi ressenti par le spectateur. C’est pour cela qu’au début du film, l’histoire fait des bonds, les personnages sont d’abord ensemble, puis séparés, l’histoire va en avant puis en arrière. Au fur et à mesure que les personnages sont à l’aise avec ce qu’ils ressentent, l’histoire gagne en linéarité et le puzzle des images commence à fonctionner et à faire sens. C’est ce qui se passe avec les sentiments, on ne les comprend pas sur le moment, on les ressent et ils deviennent plus clairs. On ressent puis on rationalise. Je voulais que le montage ressemble à cette dynamique. Je voulais que le spectateur puisse se rendre compte de ce puzzle émotionnel.

Comment as-tu élaboré la bande-son ?
J’ai cherché pendant deux ans les morceaux pour l’accompagnement sonore. Je ne voulais pas de bande-son composée, je voulais des groupes indépendants. Il y a un auteur-compositeur catalan (Pau Vallvé), un groupe basque (Belako), les autres sont des groupes américains. Je voulais que chaque séquence importante ait une atmosphère non seulement visuelle, mais aussi musicale, qui accompagnerait et envelopperait la situation. Cela a été très difficile parce que je voulais vraiment soigner cette partie de la réalisation.

Quels sont tes projets ?
Aujourd’hui même, un de mes courts-métrages est présenté au Festival de San Sebastián. Il est en compétition avec les long-métrages, c’est la première fois que cette configuration se présente. Il s’intitule Caminan [Ils marchent] : c’est aussi une sorte de bande-annonce du film que je vais tourner l’année prochaine. Il sera interprété par Germán Alcarazu y Maribel Verdú. J’ai tourné un faux documentaire à New York qui se projettera aussi en compétition à San Sebastián en septembre. J’ai également un autre scénario de film que je prépare pour dans quelques années. Les projets sont bien là, nous avons surtout besoin de financement. Nous espérons que le passage de mes films à San Sebastián puisse attirer les fonds nécessaires au tournage qui devrait débuter l’année prochaine.

Caminan fait partie d’un projet plus large ?
Le court-métrage fait partie d’un film plus grand [Bilbao-Bizkaia. Exterior día.] qui réunit huit réalisateurs de Bilbao de différentes générations : Pedro Olea, Luis Marías, Imanol Urribe... [Alaitz Arenzana, María Ibarrexte, Javier Rebollo, Enrique Urbizu]. Seule condition : raconter une histoire réelle se déroulant à Bilbao. Je me suis dit que j’allais utiliser une séquence du film que je prépare pour voir si tout fonctionnait, les acteurs, la texture, les couleurs. Caminan m’a servi d’essai en tant que court-métrage et en tant que projet de film.

L’union des cinéastes permet-elle une amélioration de l’industrie cinématographique ?
Travailler ensemble permet de rendre la situation plus supportable. Tout est compliqué en Espagne et toutes les initiatives qui participent à l’amélioration de la situation culturelle sont les bienvenues. Alors quand on m’a demandé de faire partie de ce projet à Bilbao, je me suis dit que c’était une belle opportunité de pouvoir faire ce que je voulais en toute liberté aux côtés de réalisateurs de la taille d’Imanol Uribe ou d’Enrique Urbizu qui sont des références de longue date. C’est un vrai plaisir de faire partie de cette réalisation.

Merci Mikel !
Nous souhaitons au film le même succès qu’il a eu à Nantes en mars 2015 et dans les nombreux pays où il a déjà été largement projeté.

Vidéo


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