Interviews
Quel effet cela vous fait que l’on associe votre film à la Nouvelle Vague ?
Jonás Trueba : D’un côté, c’est un cinéma que j’aime et dont j’ai été imprégné depuis mon enfance. Je suis ravi d’y être associé mais la référence n’est pas forcément fondée. Je crois que quand on parle de Nouvelle Vague, les gens ont tendance à n’en retenir qu’un ou deux films et à associer entre eux des réalisateurs qui n’ont pas grand-chose en commun. Je pense que ces films sont restés dans l’inconscient du spectateur et que quelqu’un d’autre pourrait y voir des similitudes avec le nouveau cinéma tchèque, mais comme il est moins connu, on n’en parle pas. D’un autre côté, quand on a fait le film, j’avais plutôt des références littéraires à l’esprit. Je pense par exemple à des nouvelles de Chusé Izuel, un écrivain aragonais auquel nous avons emprunté l’esprit de ses récits. Le film s’inspire aussi beaucoup de la chanson Cabalgar qui est interprétée dans le film. Il y a aussi l’écrivain français Edouard Levé… En réalité, c’est un mélange de beaucoup de choses, mais avec les acteurs on n’a jamais vraiment parlé de références et on n’a pas travaillé là-dessus. J’avais complètement confiance en eux et je les ai laissé faire, d’autant plus qu’on n’avait pas de scénario fixe et qu’on travaillait à l’intuition. Les acteurs n’avaient pas de personnage défini, moi, pas d’histoire à laquelle me raccrocher, mon directeur photo, aucun appareil sur lequel s’appuyer, et mon directeur artistique, pas l’argent pour construire un décor… On en était tous au même point, on n’avait rien.
Vous teniez beaucoup à filmer des endroits mythiques pour les cinéphiles de Madrid…
Jonás Trueba : Oui, j’ai aimé filmer ces endroits parce que même s’ils sont évidents pour les gens qui vont au cinéma, curieusement, on ne les voit jamais dans les films. En revanche, il n’y avait aucune intention de ma part dans le fait de les montrer sans spectateurs. Au contraire, j’adore que ces cinémas survivent et qu’on puisse entrer dans une salle où il n’y a que deux ou trois autres spectateurs. Ca ne m’attriste pas du tout, au contraire, c’est beau. A Paris, ça arrive très souvent d’aller dans un cinéma de quartier à la séance de 11h et tu es ravi de voir qu’il n’y a que deux autres spectateurs et que malgré tout, ce cinéma continue à tourner. Je ne comprends pas cette obsession que l’on a en ce moment de remplir les salles tout le temps !
Que pensez-vous de la notion d’alter ego dans le film ?
Jonás Trueba : Il n’en a jamais été question entre nous. Je trouve vraiment détestable de dire à un acteur « tu vas être moi, attends je te montre, regarde comment je fais… » Le pire, c’est que c’est ce que font certains metteurs en scène ! Au contraire, quand je choisis des acteurs, je choisis avant tout des personnes. Je sais qu’Aura va nuancer après : dans son cas, ce que l'on voit à l’écran est assez éloigné d’elle, mais pas tant que ça en réalité. C’est éloigné dans ce qu’elle peut dire ou faire, mais au fond, c’est ce qu’elle est. Et si j’ai choisi Aura ou Francesco (Carril, acteur principal de Los Ilusos, ndlr), c’est parce qu’ils me plaisent, eux. D’ailleurs, j’ai toujours l’impression que ce que je vais écrire ou imaginer sera toujours plus pauvre, moins intéressant que ce qu’ils vont proposer. Je fais donc en sorte de leur en dire le moins possible.
Aura Garrido : Jonás revendique vraiment le choix de ses acteurs en fonction de leur personnalité et de ce qu’ils sont. Mais en ce qui me concerne, il a fallu que je lui dise de nuancer un peu… Les gens vont croire que je suis une ivrogne qui s'incruste chez les autres quand elle est malade, alors que moi, je ne bois jamais !
Jonás Trueba : C’est vrai que quand j’ai rencontré Aura, les deux premières fois, c’était dans un contexte quelque peu alcoolisé et j’ai dû rester sur cette idée. C’est très dur pour moi d’accepter le fait que non, elle n’aime pas boire… (rires)
Quels ont été vos défis majeurs sur le tournage ?
Jonás Trueba : Ce que j’adore, c’est qu’Aura a joué dans beaucoup de films récemment. Il y en a quatre programmés ici au festival et je crois que Los Ilusos est le seul film où, en sortant, on se dit qu’on irait bien prendre un café avec cette fille. J’ai l’impression que tous ses autres rôles sont de grands défis d’interprétation et que dans Los Ilusos, le défi, c’est le non-défi.
Aura Garrido : Je crois que mon plus grand défi dans ce film a été de ne pas être trop ridicule ! (rires)
Jonás Trueba : En fait, ce que je préfère dans un film, c’est tout ce qui est imprévisible. Venant du théâtre, Francesco nous a offert sa spontanéité. Je ne lui ai quasiment jamais dit ce qu’il devait faire ni comment il devait le faire parce que justement, il nous surprenait, et c’est ce qui était le plus beau. Le cinéma, et c’est l'un de ses charmes, permet de couper une rue pour tourner une scène dans laquelle tu fais passer l’acteur, tu mets des figurants qui vont être là à la seconde près, qui traversent, une voiture passe, on entend le même klaxon, et il y a là comme un artifice qui est très beau mais qui donne l'impression que tout est un peu mort. Au contraire, on a choisi de ne pas couper les rues, ni de fermer les bars où l'on tournait. Pendant que les acteurs se promenaient et qu’ils étaient en plein dialogue, une voiture arrivait et pouvait risquer de les renverser. Ils devaient alors changer de trottoir, ça les perturbait et ça me perturbait. Tout un tas de gens en plus des acteurs devaient s’adapter à l’imprévu et prendre des décisions. C’est une façon de travailler comme une autre : c’est risqué, mais c’est à partir de cet imprévu qu’ont surgi les meilleurs éléments du film.
Aura Garrido : Pour ma part, de tous les films que j’ai fait, c’est celui où le cinéma est le plus pur, c’est précisément son état le plus sauvage, le plus authentique, primitif.
Pouvez-vous nous parler de vos projets à venir?
Aura Garrido : J’ai trois autres films présentés au festival Cinespaña (Stockholm, El Cuerpo et Promoción Fantasma), deux films vont bientôt sortir en Espagne (Stockholm et Vidal), une série qui s’appelle Hermanos,et je joue dans deux autres séries, une espagnole, Alatriste, et une italienne qui s’appelle La Dama Velata.
Jonás Trueba : Pour ma part, je vais à présent réaliser un documentaire sur un cinéaste espagnol, José Luis García Sánchez, à l’occasion d’une série de documentaires présentée au Festival de San Sebastián et qui s’appelle Cineastas contados, et j’espère qu’en octobre ou novembre je vais pouvoir commencer à tourner avec lui. A la fin de l’année, je tournerai peut-être une petite histoire ilusa…
Vous avez du mal à abandonner Los Ilusos ?
Jonás Trueba : Oui, mais je ne cherche pas à refaire la même chose. Chaque film correspond à un moment de vie, ce qui arrive, ce qu’on veut, et actuellement, je ne referais pas Los Ilusos. Je ferais un autre film. Los Ilusos, c’est le film que j’ai voulu faire il y a un an, mais j’aimerais trouver un moyen de travailler en étant à l’aise, avec peu de choses pour aller à l’essentiel.
Et travailler en France ?
Jonás Trueba : En vérité, j’ai vraiment envie de tourner en Espagne. C’est un moment difficile pour le cinéma espagnol et j’ai envie de rester là, de vivre ce moment et de l’affronter. On est nombreux à être plein d’énergie, on a l’envie et je ne veux pas m’évader. Si un projet concret apparaissait ailleurs, je n’ai rien contre mais a priori, je pense que partir à l’étranger ne me simplifierait pas les choses, au contraire !
Que vous apportent les festivals ?
Aura Garrido : C’est la première fois que je participe à des festivals dans d’autres pays (ceux de Londres et Toulouse, ndlr). J’aime ce côté un peu étrange de notre travail. Souvent le film a été tourné un an ou deux auparavant et il faut s’y replonger alors qu’on l’a complètement oublié, qu’on en est à un autre moment de notre vie où on travaille sur quelque chose de totalement différent. On doit donc revenir sur le film, en parler, répondre à des questions sur des éléments qu’on a complètement oubliés… Mais ce qui est très bien, c’est de sortir d’Espagne : on voit comment les publics réagissent, et que chacun a des lectures différentes du film. L’autre aspect positif, c’est que les festivals donnent l’opportunité d’entrer en contact avec l’art réalisé ailleurs, les différents mouvements artistiques, la perception du cinéma espagnol dans les autres pays…
Jonás Trueba : J’aime porter le film auprès de différents publics. Mais le monde des festivals est un peu particulier. Cinespaña a un format familial, si je puis dire, c’est humain, et c’est ce genre de festivals que j’aime. Mais il y a aussi les autres festivals comme le BAFICI qui est tout le contraire d’ici. C’est un festival où sont projetés 400 films, et tu te retrouves au beau milieu… La sensation est agréable aussi, mais c’est compliqué parce qu’il y a la compétition, et je n’aime pas ça. Parfois, on peut amener le film quelque part et ce n’est pas sa place, ou bien il n’a rien à voir avec les autres films… C’est une industrie, mais je trouve que ça n’a rien à voir avec le cinéma. Le contact avec le public, les spectateurs, c’est ça qui est important pour le film.
Pensez-vous que ce prix va vous offrir de nouvelles opportunités ?
Jonás Trueba : Il ne faut pas surestimer les récompenses que l’on reçoit. C’est très gratifiant parce qu’on obtient une certaine reconnaissance, mais c’est d’autant plus surprenant concernant Los Ilusos parce qu’on n’imaginait même pas que ce film puisse être programmé ou sélectionné pour des festivals. C’est aussi très touchant parce que c’est un jury de professionnels français qui nous l’a décerné. En plus, il était présidé par Nathalie Baye, qui est une actrice pour laquelle j’ai énormément d’admiration, donc ça me fait particulièrement plaisir. C’est aussi une récompense qui a un caractère concret puisque ça pourrait ouvrir des possibilités de distribution du film en France. J’aimerais vraiment que le film sorte ici, même si c’est à petite échelle. Même en Espagne, on n’est pas passé par les circuits de distribution habituels, c’est nous qui l’avons distribué, qui avons amené la copie là où on nous le demandait, mais évidemment ici, on ne peut pas faire la même chose. Deux ou trois villes sont quand même déjà intéressées par le film. Reste à savoir si ce prix va les inciter à nous programmer davantage…
31 ans, c’est un cap pour vous ?
Jonás Trueba : Je ne sais pas si c’est un cap, mais je suis à un moment de ma vie où j’ai l’envie et l’énergie pour faire plein de films. Mais en même temps, je ne sais pas encore très clairement ce vers quoi je vais. Je veux juste utiliser toute cette énergie le mieux possible. Je sais qu’il y a des gens qui se consacrent entièrement à leur carrière, leurs films, moi, non. J’avoue que je me disperse facilement…
C’est votre façon de trouver l’inspiration ?
Jonás Trueba : Je ne cherche pas l’inspiration. Je travaille, j’insiste sur des choses que j’ai envie de raconter, et ça relève de quelque chose de très primaire, un besoin basique. Par exemple, Francesco et Aura sont des amis, on est proches et je peux envisager de refaire un film avec eux, mais je ne cherche pas l’inspiration. Je commence toujours à travailler à partir de choses très concrètes dont je pense pouvoir tirer quelque chose.
A la remise des prix, vous avez précisé que tourner sans moyens particuliers avait été un choix artistique et que vous auriez fait le même film s’il n’y avait pas eu la crise…
Jonás Trueba : Je crois que le cinéma même naît d’une crise. D’ailleurs, quand on y pense, le cinéma a toujours été en crise ! Ce film vient d’une crise personnelle sur la manière de tourner. Mais il se trouve que si cette crise personnelle rejoint une autre crise, la crise de tout le monde, ce n’est pas volontaire. Pour moi, aucun film ne doit dicter un modèle. J’aimerais qu’on fasse des films de toutes les manières possibles, de différents formats, à petits ou gros budgets, que le choix appartienne au réalisateur. Evidemment, ce n’est pas facile mais oui, je cherche toujours à faire du cinéma de la façon la plus confortable pour moi. Et travailler avec de plus gros moyens, c’est parfois là que c’est le plus inconfortable. Il y a plus d’impératifs, plus de pression. J’essaie donc de trouver un équilibre pour me sentir à l’aise, mais aussi pour pouvoir offrir aux gens avec qui je travaille une dignité. C’est là-dessus qu’il faut se battre même si ce n’est pas facile.
Pour terminer, la question inévitable : l’héritage familial ?
Jonás Trueba : J’attendais la question ! Une fois, on ne me l’a pas posée et c’est moi qui ai dit « Tu ne me demandes rien sur mon père ?! ». En réalité, c’est un peu compliqué quand ton père fait la même chose que toi parce qu’inévitablement, cela génère un doute en toi. Tu te demandes si tu fais ce métier parce que c’est ce que tu veux ou si c’est juste de l’inertie. Le côté positif de ce questionnement, c’est que je suis plus exigeant avec moi-même. En revanche, ce que les gens en pensent, ça m’est égal. C’est sûr que, quand j’ai commencé à écrire, j’ai remarqué qu’il y avait des doutes à mon sujet mais d’un côté, c’était compréhensible. Moi aussi, j’aurais eu les mêmes. A présent, je ne les ressens plus, mais au début il y avait des préjugés, des idées fausses, une association un peu absurde et erronée, mais en même temps, ça se comprend. On a tous besoin de voir les choses de l’extérieur pour porter un jugement plus rapide et plus facile.
Tourné avec une caméra chargée d’histoire familiale (son oncle, Javier Trueba, l’avait utilisée pour le documentaire sur Atapuerca) ce long-métrage ne comporte qu’une seule copie que Jonás Trueba, entouré de son équipe d’acteurs ilusos, accompagne et présente de festival en festival.
Lire la suite