Interviews
Le cinéma doit être aussi décomplexé que la littérature.
Le 25 juillet sort en France La nuit des tournesols, le premier long métrage de Jorge Sánchez Cabezudo. Ce thriller a reçu le "Prix du Sang Neuf" au Festival du Film Policier de Cognac ainsi que celui du Meilleur Film au Festival de Miami 2007. Nous reproduisons ici l'interview du dossier de presse, qui nous semble intéressante en ce qu'elle éclaire le parcours du réalisateur et ses intentions pour le film.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ? Comment êtes-vous venu au cinéma ?
Mon père est très cinéphile. Il collectionne les vidéos, surtout des classiques américains. En Espagne, quand nous étions enfants mes frères et moi, il n'y avait que deux chaînes de télévision. Grâce à mon père, nous avons eu la chance de pouvoir regarder ces films encore et encore. Plus tard j'ai fait du théâtre amateur au lycée français. Les classiques du théâtre français constituent peut-être ma deuxième influence notable. A l'époque, je rêvais de devenir acteur, mais c'est finalement après avoir réalisé deux courts-métrages que j'ai décidé de passer à la réalisation. Mes premiers courts, je les ai faits dans l'intention de revenir à la source du cinéma, au moyen d'une narration sans parole, strictement visuelle J'ai tourné les deux films la même année, en 1995. Le premier, Mustek, est un thriller expérimental sans paroles qui a fait quelques festivals, mais c'est surtout La gotera, une comédie surréaliste et absurde avec Dominique Pinon, qui a eu du succès dans les festivals et a été nominé aux Goyas.
De mon expérience de comédien, j'ai surtout gardé le goût de travailler avec les acteurs, chose essentielle pour moi. Il aura fallu que dix années passent avant de réaliser mon premier long métrage, La nuit des tournesols. Pendant ces dix années, je me suis surtout consacré à l'écriture de scénarios, que ce soit pour moi ou pour des séries télévisées sur des jeunes lycéens. Ecrire pour cette série me laissait la moitié de mon temps libre, temps que je pouvais consacrer à l'écriture de mon propre scénario, tout en ayant une véritable stabilité financière. Un scénario c'est, je crois, un moyen primordial pour séduire un producteur. Il faut donc y passer du temps, le peaufiner. Cela nous a permis de convaincre des financeurs qui sont entrés en coproduction. Après trois ans de recherche de financements, nous avons pu tourner en Espagne.
La genèse du film a donc été assez longue.
Oui. Entre l'écriture proprement dite et la recherche de financements, cela m'a pris près de cinq ans pour monter le film. J'avais un projet, longtemps auparavant, d'un film avec une structure complexe qui se déroulerait entre Paris, Madrid et la Bretagne, intitulé 1900 et inspiré d'un livre que j'avais commencé à écrire. C'était un projet impensable et surdimensionné pour un premier film. Néanmoins, il y avait en germe le principe d'un personnage secondaire qui passe au premier plan en cours de film, idée qui a donné naissance à la structure de La nuit des tournesols. La deuxième chose déterminante dans l'écriture du scénario fut la spéléologie. Mariano Alameda, qui joue Pedro, me poussait à réaliser un thriller dans une grotte. Mais réaliser une sorte de Scream entièrement en sous-sol ne m'intéressait pas. Néanmoins, j'ai gardé la spéléologie dans le scénario. La grotte m'a surtout amené sur un terrain essentiel dans le film, celui de la disparition du monde rural. Ce monde est intimement lié à la culture espagnole car, encore aujourd'hui, beaucoup d'Espagnols, toutes générations confondues, ont des origines campagnardes. Cela m'intéressait de montrer la fin du processus de déruralisation, la solitude des derniers habitants de ces villages au moment où ce n'est plus une priorité pour l'Union Européenne. J'aimais bien l'idée de mettre en parallèle la décadence de ce monde rural avec la déchéance morale des personnages. Car en dernière instance, le sujet, c'est bien entendu la violence, la manière dont elle sommeille au sein du plus civilisé d'entre nous.
Il y une dimension très littéraire dans la structure du film, cette manière de faire avancer l'histoire en chapitres, en passant par le point de vue d'un personnage différent à chaque fois. On peut même dire que le film est à la lisière d'une forme littéraire et du fait divers dans ce qu'il peut avoir de cru.
Quand on s'impose une telle structure, cela oblige à beaucoup de rigueur. Cela impose de prendre une direction nette et précise. Découper en six chapitres permet de ne pas se perdre et de donner une vraie force, une assise au scénario. De ce point de vue, j'ai été très marqué par le livre de Truman Capote, De sang froid, par les structures des livres de Paul Auster, fondées sur le hasard du quotidien. Mais je suis aussi influencé par tout un pan de la littérature espagnole centrée autour du monde rural, appelé le Tremendismo, avec des romans tels que Los Santos Inocentes de Miguel Delives (qui a donné lieu à un des plus grands films espagnols du même nom, réalisé par Mario Camus en 1984), ou encore La Familia de Pascual Duarte de Camilo José Cela. Ces romans décrivent le monde rural dans toute sa cruauté, avec sa structure sociale clanique, ses déshérités et le caractère proprement sous développé d'une partie du pays. Néanmoins, j'ai essayé de m'éloigner de cette image de l'Espagne profonde qui n'est plus vraiment d'actualité aujourd'hui. Pour cette raison, j'ai renversé le cliché de la violence généralement associée à l'homme rural et fait en sorte que ce soit les gens de la ville qui apportent la violence avec eux. Le monde rural actuel est bien l'héritier de celui que montraient ces romans, mais ni les personnes, ni leurs réalités ne sont les mêmes. Paradoxalement, ce n'est pas la misère mais la grande puissance économique du pays qui provoque l'agonie des campagnes, dans une économie globale qui lui tourne le dos en la laissant mourir en silence.
Mais surtout, il me semble que le cinéma, comme le monde, est devenu beaucoup plus complexe qu'auparavant, ou tout du moins que nous pouvons porter sur les choses un regard plus kaléidoscopique. Regardez la structure des films de Tarantino par exemple. Il ne faut pas avoir peur de cette complexité. Certains puristes pensent qu'un film ne nécessite, par exemple, pas de flash back ou ce genre de choses. Je suis en total désaccord avec cette idée. Je crois au contraire que le cinéma doit être aussi décomplexé que la littérature et s'autoriser tout ce qui est possible. Pour autant, je ne veux pas que les spectateurs soient obsédés par la structure. C'est pour cette raison que je me suis attaché à créer des personnages forts. C'est à eux que l'on doit s'intéresser, pas à la structure. C'est l'ambivalence des personnages, leur côté humain qui permet de créer des émotions chez le spectateur. C'est pour cela que je ne voulais pas des personnages archétypes comme il en existe dans le thriller ou le film noir classique, et qui sont devenus des clichés dans les films contemporains. Au contraire, je souhaitais des personnes que l'on peut rencontrer sur le bord de la route, des gens que l'on croise dans notre quotidien.
Le film commence et se termine sur des actualités qui évoquent le meurtre et le viol d'une jeune femme qu'on ne verra jamais, qui est comme un point aveugle dans le scénario et qui entre en résonance avec le reste de l'histoire. Le but était de rester ambigu. C'était une manière de faire comprendre, sans le montrer, que le personnage qui ouvre le récit est un tueur en série, et que ce meurtre est antérieur à ce qui va se passer. C'est sa pulsion meurtrière qui va provoquer la rencontre et déclencher à proprement dit le récit. Terminer sur lui est évidemment une façon de laisser le spectateur libre face à ses considérations morales. Je ne juge pas le personnage, il n'est pas mis en prison comme ce serait le cas dans un film plus moralisateur. Ce qui d'ailleurs a choqué certains spectateurs. Mais c'est ainsi : dans la réalité les coupables ne sont pas toujours en prison. Je ne voulais pas d'une fin où la punition infligée à un personnage fait que le spectateur rentre chez lui, rassuré.
Cela rappelle la phrase de Jean Renoir qui dit en substance que « chacun a ses raisons ».
Complètement. On peut avoir une vision morale sur les choses, mais ne pas juger les hommes. Je ne les condamne pas, mais je ne cherche pas non plus à justifier leurs actes. Au contraire, il s'agit de comprendre comment les gens ont leurs raisons et se mentent à eux-mêmes en trouvant des justifications à leurs actions. Les jugements moraux, souvent, ne tiennent pas compte de cette dimension humaine dans laquelle des raisons n'appartenant qu'à soi engendrent certains comportements : la jeune femme est motivée par l'amour, le jeune policier agit ainsi pour avoir une autre vie, le père de sa compagne pour protéger sa famille. Chacun à sa propre justification et transige avec la morale généralement admise. Il fallait en tout cas que les personnages soient cohérents avec eux-mêmes. De la même manière chaque spectateur a ses propres frontières morales : certains comprennent le jeune policier, d'autres la femme. Je ne voulais surtout pas imposer une grille morale aux spectateurs mais leur laisser le soin de poser leur propre grille.
Avez-vous pensé également au film de Akira Kurosawa, Rashomon, dont la structure est voisine de celle de votre film ?
Je n'y ai pas vraiment pensé mais peut-être Rashomon est-il déterminant pour tout un tas de films contemporains qui me plaisent, notamment américains, que ce soit chez Quentin Tarantino ou Alejandro González Iñárritu et son scénariste Guillermo Arriaga. Rashomon a eu une influence considérable sur les dernières générations de cinéastes et a déclenché une envie de fragmenter l'histoire, de revenir sur différents points de vue. C'est quelque chose qui m'intéresse beaucoup. Cela fait partie des choses que l'on transporte en soi sans en avoir vraiment conscience, en particulier quand on réalise un premier film. Je suis très admiratif aussi du cinéma américain des années 70 : les films de Sam Peckinpah, Délivrance de John Boorman.
Dans Les chiens de paille de Peckinpah, il y a d'ailleurs une terrible scène de viol qui va déclencher la transformation d'un personnage, un peu comme dans La nuit des tournesols. J'imagine que c'est le genre de scène très délicate à tourner, par rapport aux acteurs, aux choix d'angles de caméra, etc.
Cette scène, nous l'avons filmée le deuxième jour de tournage. Je me suis dit que si j'arrivais à tourner cette scène, alors je pourrais faire n'importe quoi. Nous ne nous connaissions pas tellement sur le plateau, les comédiens, les techniciens et moi. C'était un moment décisif car c'était en quelque sorte la scène qui allait déterminer le ton général du tournage. Les deux acteurs ont beaucoup donné, ce qui a placé le niveau assez haut et donné une dynamique au reste du tournage. On pouvait palper le silence et le respect de l'équipe et des autres comédiens. J'ai tourné à deux caméras pour avoir le maximum de plans et surtout pour ne pas épuiser les acteurs ou répéter la scène trop souvent. Au final, ce genre de scène exige une totale crédibilité, sans quoi les conséquences peuvent être terribles pour le reste du film.
En Espagne, nous n'avons pas tellement l'habitude de faire des films dans lesquels la violence atteint cette intensité. Si dans cette séquence le spectateur rit, le film risque de s'effondrer. C'est extrêmement compliqué à mettre en place. On est obligé de se poser des questions triviales sur le fait de savoir s'il faut enlever le slip de la fille ou non. C'est une question de crédibilité, mais cela pose aussi la question de savoir ce qui est ou non nécessaire. Il faut trouver un point d'équilibre afin de montrer au spectateur la violence comme quelque chose de répugnant, de troublant, de malaisant, et non comme un spectacle réjouissant. Le travail se fait ensuite au montage, qui permet de doser le ton de la scène. Lorsque l'actrice a vu le film, elle m'a dit se souvenir de quelque chose de beaucoup plus dur. Tout simplement parce qu'elle l'avait vécu dans sa propre chair.
En Espagne, nous n'avons pas tellement l'habitude de faire des films dans lesquels la violence atteint cette intensité. Si dans cette séquence le spectateur rit, le film risque de s'effondrer. C'est extrêmement compliqué à mettre en place. On est obligé de se poser des questions triviales sur le fait de savoir s'il faut enlever le slip de la fille ou non. C'est une question de crédibilité, mais cela pose aussi la question de savoir ce qui est ou non nécessaire. Il faut trouver un point d'équilibre afin de montrer au spectateur la violence comme quelque chose de répugnant, de troublant, de malaisant, et non comme un spectacle réjouissant. Le travail se fait ensuite au montage, qui permet de doser le ton de la scène. Lorsque l'actrice a vu le film, elle m'a dit se souvenir de quelque chose de beaucoup plus dur. Tout simplement parce qu'elle l'avait vécu dans sa propre chair.
D'une manière générale, comment s'est déroulé le tournage ?
Nous avons tourné huit semaines et demie dans la campagne de la région d'Avila. Pendant la recherche de financements, j'ai dessiné tous les plans, conçu un stroryboard et consacré du temps aux répétitions avec les acteurs, si bien qu'une grande partie du travail était déjà fait en amont. Les différentes pièces étaient déjà en place lorsque je suis arrivé sur le tournage. J'étais un peu anxieux car je n'avais plus touché à une caméra depuis dix ans. Mais du fait de cette préparation, les choses ont été plus faciles que je ne le pensais et ont fonctionné de manière très rationnelle. C'est important je crois quand on réalise son premier long métrage.