Interviews
Renate Costa - Cuchillo de Palo
Faire ce film aura été comme de retirer une épine enfouie, une douleur lancinante.
Interview de Renate Costa sur son premier long-métrage documentaire, 108-Cuchillo de Palo. La réalisatrice évoque la genèse du film, les relations avec son père (l'un des personnages principaux) et la dictacture de Stroessner qui a profondément marqué son pays, le Paraguay.
Parle-nous un peu de la genèse de Cuchillo de Palo... On a l'impression qu'il s'agissait d'un projet viscéral pour toi. Depuis quand avais-tu l'idée de retracer la vie de ton oncle?
Je ne sais pas d'où est sorti Cuchillo de Palo mais sans doute d'un endroit caché au plus profond de moi-même. Faire ce film aura été comme de retirer une épine enfouie, une douleur lancinante. Les gens préfèrent nier les problèmes, les laisser en dehors de leur vie, mais ils sont toujours là, à l'intérieur d'eux-mêmes, et c'est en en parlant, en les affrontant qu'ils disparaissent. Désormais, lorsque je revois le film, il me semble plein de fraîcheur, malgré sa dureté. Il a cette touche d'espoir, comme cette phrase si belle : « ... et pourtant je t'aime. »
Cuchillo de Palo est un documentaire: pourquoi avoir choisi cette forme?
J'avais besoin d'être la plus transparente, cohérente et sincère possible. Ce n'est pas tant le format qui importe mais le fait de raconter quelque chose d'honnête, qui vient du cœur. Je voulais aussi parler avec mon père de choses dont nous n'avions jamais parlé. Il me semblait aussi important de confronter ma génération à celle qui a vécu la dictature. Les personnes qui ont vécu cette époque ont la sensation que cela ne nous intéresse pas, mais le fait est que nous n'en avons jamais parlé. Personnellement, je me pose d'innombrables questions sur mon pays, sur le Paraguay qui a perdu ses espérances et souffre en silence. Nous sommes un peu perdus, les choses vont trop vite. Nous sommes résignés par le présent sans avoir accepté notre passé. Je crois que je m'éloigne un peu de la question mais c'est comme cela qu'a commencé le film. Au centre, il y avait mon père, avec qui je ne vivais plus depuis des années, avec qui nous avions formé une belle famille qui s'est brisée. J'ai essayé de me rapprocher de lui à travers mon oncle et ce film.
Cuchillo de Palo est le fruit d'une collaboration avec l'Espagne : l'éloignement était-il nécessaire pour monter le projet? Explique-nous quels ont été pour toi les apports de cette collaboration.
Cuchillo de Palo est aussi un film sur la dictature de Stroessner, le premier réalisé par une Paraguayenne. Je me souviens qu'en faisant le film, j'ai essayé d'introduire des archives de la dictature, mais contrairement aux autres dictatures sud-américaines, nous ne possédons pas d'images, il y a très peu de ressources, il n'y a même pas de vidéos d'archives personnelles de l'époque en super 8. Stroessner a réellement fondé son travail sur la peur et nous avons été très obéissants puisque nous n'avons même pas filmé ce qui était en train de se passer. Prendre de la distance avec le Paraguay était aussi une façon pour moi de m'éloigner de cette peur de parler. Je crois que c'est le seul film qui parle du lien des hauts dignitaires de la dictature alors qu'ils sont toujours en vie. L'équipe qui a travaillé sur Cuchillo de Palo m'a poussée à avoir du courage, s'ils n'avaient pas été là, je me serais cachée plus d'une fois sous la table.
Dans Cuchillo de Palo tu interviewes plusieurs personnes: certaines d'entre elles se confient facilement, alors que d'autres préfèrent garder l'anonymat. Comment expliques-tu que 20 ans après la fin de la dictature il soit si complexe d'évoquer cette période?
Depuis la montée de Stroessner au pouvoir en 1954, les homosexuels ont été terriblement persécutés, réprimés, particulièrement rabaissés, et les gens sont restés à la fois remplis de peur et de ressentiment. C'est un thème tabou encore aujourd'hui, et cela dépend de ton statut social et de ta profession. Beaucoup des personnes interviewées sont des professionnels reconnus et craignent encore de perdre leur emploi. D'autres n'ont pas avoué leur homosexualité à leur famille et sont d'éternels célibataires. Ils mènent ainsi une double vie angoissante qui disparaît une fois franchie la porte de la maison, car le cercle familial refuse d'en entendre parler, mais dans la rue, avec les cousins, neveux et amis, on évoque le problème ouvertement.
Il me semble que Cuchillo de Palo n'est pas seulement le portrait de ton oncle mais aussi celui de ton père... Comment a-t-il réagi en voyant le documentaire et comment ont évolué vos relations?
Avant de commencer à filmer, je lui ai demandé s'il pouvait m'aider à découvrir si son frère était mort de tristesse. Il m'a répondu que oui, que je pouvais lui parler de tout car il n'avait « plus rien à perdre dans cette vie ». Il m'a très rarement été donné de filmer une vie avec une telle liberté. Il a rapidement perdu sa pudeur face à la caméra et s'est montré spontané et ouvert. En faisant le film, j'enrageais, car j'avais l'impression que mon père était intolérant envers les homosexuels et je me trompais totalement, car seule une personne tolérante pouvait supporter toutes les questions que je lui ai posées même si cela faisait mal. Il l'a fait pour son frère et pour moi. Il m'a fait un immense cadeau et sans aucun doute, notre relation s'est beaucoup améliorée depuis toutes les discussions que nous avons dans le film. Je me souviens qu'en voyant une des scènes où nous nous disputons puis restons silencieux, il m'a dit : « Combat de titans ».
Pourrais-tu nous parler de l'impact de Cuchillo de Palo sur le public paraguayen?
Le jour de la sortie officielle au Paraguay, il s'est passé beaucoup de choses. Les gens faisaient une sorte de catharsis car jamais ils n'avaient vu la dictature et le silence auquel nous étions soumis traités sous cette forme au cinéma. Le fait que nous nous soyons tus a fait parler beaucoup de monde! De nombreuses personnes emmenaient voir le film à leurs parents. Une fille m'a dit que jamais elle n'avait demandé à son grand-père pourquoi ils avaient été exilés et le lendemain elle l'a emmené voir le film.
Je ne sais pas d'où est sorti Cuchillo de Palo mais sans doute d'un endroit caché au plus profond de moi-même. Faire ce film aura été comme de retirer une épine enfouie, une douleur lancinante. Les gens préfèrent nier les problèmes, les laisser en dehors de leur vie, mais ils sont toujours là, à l'intérieur d'eux-mêmes, et c'est en en parlant, en les affrontant qu'ils disparaissent. Désormais, lorsque je revois le film, il me semble plein de fraîcheur, malgré sa dureté. Il a cette touche d'espoir, comme cette phrase si belle : « ... et pourtant je t'aime. »
Cuchillo de Palo est un documentaire: pourquoi avoir choisi cette forme?
J'avais besoin d'être la plus transparente, cohérente et sincère possible. Ce n'est pas tant le format qui importe mais le fait de raconter quelque chose d'honnête, qui vient du cœur. Je voulais aussi parler avec mon père de choses dont nous n'avions jamais parlé. Il me semblait aussi important de confronter ma génération à celle qui a vécu la dictature. Les personnes qui ont vécu cette époque ont la sensation que cela ne nous intéresse pas, mais le fait est que nous n'en avons jamais parlé. Personnellement, je me pose d'innombrables questions sur mon pays, sur le Paraguay qui a perdu ses espérances et souffre en silence. Nous sommes un peu perdus, les choses vont trop vite. Nous sommes résignés par le présent sans avoir accepté notre passé. Je crois que je m'éloigne un peu de la question mais c'est comme cela qu'a commencé le film. Au centre, il y avait mon père, avec qui je ne vivais plus depuis des années, avec qui nous avions formé une belle famille qui s'est brisée. J'ai essayé de me rapprocher de lui à travers mon oncle et ce film.
Cuchillo de Palo est le fruit d'une collaboration avec l'Espagne : l'éloignement était-il nécessaire pour monter le projet? Explique-nous quels ont été pour toi les apports de cette collaboration.
Cuchillo de Palo est aussi un film sur la dictature de Stroessner, le premier réalisé par une Paraguayenne. Je me souviens qu'en faisant le film, j'ai essayé d'introduire des archives de la dictature, mais contrairement aux autres dictatures sud-américaines, nous ne possédons pas d'images, il y a très peu de ressources, il n'y a même pas de vidéos d'archives personnelles de l'époque en super 8. Stroessner a réellement fondé son travail sur la peur et nous avons été très obéissants puisque nous n'avons même pas filmé ce qui était en train de se passer. Prendre de la distance avec le Paraguay était aussi une façon pour moi de m'éloigner de cette peur de parler. Je crois que c'est le seul film qui parle du lien des hauts dignitaires de la dictature alors qu'ils sont toujours en vie. L'équipe qui a travaillé sur Cuchillo de Palo m'a poussée à avoir du courage, s'ils n'avaient pas été là, je me serais cachée plus d'une fois sous la table.
Dans Cuchillo de Palo tu interviewes plusieurs personnes: certaines d'entre elles se confient facilement, alors que d'autres préfèrent garder l'anonymat. Comment expliques-tu que 20 ans après la fin de la dictature il soit si complexe d'évoquer cette période?
Depuis la montée de Stroessner au pouvoir en 1954, les homosexuels ont été terriblement persécutés, réprimés, particulièrement rabaissés, et les gens sont restés à la fois remplis de peur et de ressentiment. C'est un thème tabou encore aujourd'hui, et cela dépend de ton statut social et de ta profession. Beaucoup des personnes interviewées sont des professionnels reconnus et craignent encore de perdre leur emploi. D'autres n'ont pas avoué leur homosexualité à leur famille et sont d'éternels célibataires. Ils mènent ainsi une double vie angoissante qui disparaît une fois franchie la porte de la maison, car le cercle familial refuse d'en entendre parler, mais dans la rue, avec les cousins, neveux et amis, on évoque le problème ouvertement.
Il me semble que Cuchillo de Palo n'est pas seulement le portrait de ton oncle mais aussi celui de ton père... Comment a-t-il réagi en voyant le documentaire et comment ont évolué vos relations?
Avant de commencer à filmer, je lui ai demandé s'il pouvait m'aider à découvrir si son frère était mort de tristesse. Il m'a répondu que oui, que je pouvais lui parler de tout car il n'avait « plus rien à perdre dans cette vie ». Il m'a très rarement été donné de filmer une vie avec une telle liberté. Il a rapidement perdu sa pudeur face à la caméra et s'est montré spontané et ouvert. En faisant le film, j'enrageais, car j'avais l'impression que mon père était intolérant envers les homosexuels et je me trompais totalement, car seule une personne tolérante pouvait supporter toutes les questions que je lui ai posées même si cela faisait mal. Il l'a fait pour son frère et pour moi. Il m'a fait un immense cadeau et sans aucun doute, notre relation s'est beaucoup améliorée depuis toutes les discussions que nous avons dans le film. Je me souviens qu'en voyant une des scènes où nous nous disputons puis restons silencieux, il m'a dit : « Combat de titans ».
Pourrais-tu nous parler de l'impact de Cuchillo de Palo sur le public paraguayen?
Le jour de la sortie officielle au Paraguay, il s'est passé beaucoup de choses. Les gens faisaient une sorte de catharsis car jamais ils n'avaient vu la dictature et le silence auquel nous étions soumis traités sous cette forme au cinéma. Le fait que nous nous soyons tus a fait parler beaucoup de monde! De nombreuses personnes emmenaient voir le film à leurs parents. Une fille m'a dit que jamais elle n'avait demandé à son grand-père pourquoi ils avaient été exilés et le lendemain elle l'a emmené voir le film.
À lire aussi
Films | 108 - Cuchillo de Palo
Animée par un besoin insatiable de vérité, la jeune réalisatrice, à qui il aura fallu six années de recherches pour mener à bien ce projet documentaire, sort de l'ombre quelques vieilles photos de famille et remue le couteau dans les plaies mal refermées de la dictature pour nous offrir en somme une ode métaphorique à la mémoire contre les... Lire la suite
Animée par un besoin insatiable de vérité, la jeune réalisatrice, à qui il aura fallu six années de recherches pour mener à bien ce projet documentaire, sort de l'ombre quelques vieilles photos de famille et remue le couteau dans les plaies mal refermées de la dictature pour nous offrir en somme une ode métaphorique à la mémoire contre les... Lire la suite