Films
José Luis Guerin
Avec Juana Rodríguez Molina, Iván Guzmán Jiménez, Juan López
Espagne | 2001 | 1h25
Prix Spécial du Jury au Festival de San Sebastian, Prix Fipresci au Festival de Cannes
En Construcción, un quartier né et mort avant le siècle
Tourné sur 18 mois au cours de la construction d'un immeuble au coeur du Barrio Chino de Barcelone, le film raconte la mutation sociale et la disparition d'une culture. Il met en scène les divers corps de métiers du bâtiment et quelques personnages typiques de cet ancien quartier en voie de réhabilitation : un vieux marin, une jeune prostituée, un contremaître, un travailleur immigré, un jeune apprenti...
Ce que nous donne à voir et à entendre (et parfois presque à sentir et à toucher) le film de José Luis Guerin, c'est le quotidien précis d'un quartier qui sera « né et mort avec le siècle », un quotidien qui vient tisser des liens particuliers avec un autre quotidien, celui du chantier de rénovation d'un immeuble du quartier : de scènes animées et vivantes (discussions et observation des vestiges romains, visites des appartements neufs, discussions sur les prix, etc.) en scènes quotidiennes et plus silencieuses (pratiques féminines liées au linge) ou encore plus intimes, le chantier et le quartier se donnent ainsi à découvrir, saison après saison, le temps long étant une composante majeure du film (le plan fixe récurrent sur la pendule en constitue l'icône).
Retenir le temps éphémère du chantier permet de questionner la notion d'opérativité, chère à Michel de Certeau. L'architecture se juge aussi à des opérations, à la reconnaissance des gestes qui voient naître ses objets. Trois aspects de ces opérations sont traités dans ce film : le premier est esthétique, l'espace de la pratique renvoie au geste poétique, le second est polémique, la pratique quotidienne étant relative aux rapports de force qui structurent le champ social comme le champ du savoir, le troisième enfin est éthique, la pratique quotidienne restaurant un espace de jeu, un intervalle de liberté, une résistance à l'imposition, car pouvoir faire, c'est prendre ses distances, défendre l'autonomie d'un « propre ». Les murs sont filmés avec talent : sur ceux-ci les matières, les couleurs et la lumière racontent des histoires de vie, des murs que l'on écorche (et leur vie avec), des murs que l'on monte à force de patience et d'arts de faire.
Ce que nous propose le cinéaste, c'est de comprendre les choses de l'intérieur, à partir de « choses vues et entendues » : comprendre comment on vit dans un quartier pauvre de Barcelone ; comprendre comment le chantier constitue en soi un monde avec ses histoires, ses échanges, ses amitiés, et ses colères ; comprendre ce qui se joue dans les opérations urbanistiques de requalification... En effet, une fois de plus voit-on se rejouer dans ce quartier l'éternel éloignement des classes populaires, particulièrement sensible dans le cas du Barrio Chino, dont le film nous permet de comprendre la composition sociale : personnes âgées enracinées dans le quartier ; jeunes drogués et prostitués représentants d'un nouveau sous-prolétariat urbain, citadins de passage remplacés par les nouveaux résidents appartenant à la bourgeoisie d'une grande métropole. Le film se termine avec la visite des appartements par les acheteurs potentiels et les futurs habitants qui font leur entrée dans le film et dans ce quartier, dont ils vont renouveler la population, après quelques coups de sonnette tonitruants.
Ce film, qui prend pour catalyseur l'histoire d'un chantier, peut être mis en parallèle avec le film La Maison d'Amos Gitaï. Le chantier d'une maison, plusieurs fois réhabilitée au fil des mutations politiques de la région, permet que se raconte l'histoire des recompositions sociales et ethniques qu'on supporte dans certains quartiers d'Israël, pendant que le chantier lui-même illustre les rapports entretenus entre Israéliens et Palestiniens.
L'un des mérites du film de José Luis Guérin, outre sa dimension documentaire sur la ville, son renouvellement, et sur le chantier comme temps fort de son histoire, tient à ce caractère indéfini entre documentaire et fiction. Si l'on ne doute jamais de la véritable histoire du chantier de construction précisément situé dans l'espace et le temps (les actualités à la radio et à la télévision nous situent pendant la guerre en ex-Yougoslavie), on passe entre des moments saisis sur le vif et d'autres moments, très difficiles à discerner, qui semblent avoir été joués ou rejoués par les protagonistes de l'histoire, et peut-être même encore des scènes de fiction proprement dites, proches de la notion de reconstitution. La découverte des vestiges d'un lieu de sépultures romaines ajoute encore à ce vertige de la réinvention perpétuelle du monde sur place, chacun y allant de son interprétation en fonction de son statut, de son âge et de sa position.
Avec En construcción, José Luis Guerin nous livre le résultat d'un travail cinématographique dont la posture se rapproche de celle d'un ethnographe. C'est de l'intérieur que le cinéaste a filmé cet espace-temps d'un quartier qui se défait pour se refaire. Il a séjourné et prélevé dans la durée ce qui lui a permis à la fois d'observer des pratiques, de capter des paroles en situation et de provoquer par sa présence des discours sur la représentation du monde.
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