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Matar a Jesús, un coup de foudre !
Lita, étudiante en photographie, entretient une relation très étroite et privilégiée avec son père. Une relation trop courte, tout juste le temps de la cerner, et celui-ci se fait exécuter froidement par des tueurs à gage devant le domicile familial. Nous nous rendons compte des liens forts qui unissent père et fille, du milieu intellectuel et favorisé dans lequel la jeune femme a été éduquée : des valeurs d'ouverture, humaines, où les frontières n'existent pas, elles seront le pilier nécessaire au développement du personnage, à sa manière de transcender cet assassinat.
Une narration inspirée de la vie réelle
Les expectatives ne sont pas comblées, nous sommes surpris, les évidences ne sont pas là où nous les attendons, comme si l'imagination nous dictait des choix binaires et moraux mais que le film était là pour nous rappeler que la réalité est toute autre. C'est ce qui rend cette fiction si réelle, outre le fait que nous apprenions par l'épitaphe de fin, que l'œuvre ou devrais-je dire, le chef d'œuvre, est dédié au père de la réalisatrice, assassiné lorsqu'elle avait 22 ans.
Aujourd'hui âgée de trente-sept ans, Laura Mora explique, lors de la présentation de son film, comment elle a mis 10 ans à pouvoir le réaliser et comment ce qui l'intéressait était bel et bien le "dépassement de l'anecdote". Il ne s'agit pas ici de traiter le meurtre en lui-même, mais d'évoquer tout ce qui se joue au-delà, ce que l'on peut faire de ce bouleversement qu'implique l'assassinat d'une figure tutélaire, de ce que veut dire cette violence dans le pays et de l'élever à un niveau universel. L'objectif est brillamment atteint.
Des jeux de caméras savamment utilisés
Si, du fait du caractère autobiographique, les similitudes entre fiction et réalité sont donc bien présentes, la caméra y est également pour beaucoup. Cette manière de suivre Lita, caméra à l'épaule, donne une grande impression de réalisme. Nous devenons partie du film. Nous nous fondons, à des moments, dans le personnage de Lita. Nous marchons avec elle, très proches, de plus en plus proches, juste avant de nous rendre compte qu'elle a disparu hors champ, que nous avons presque pris sa place, que nous sommes elle : proximité et empathie sont totales.
Par ailleurs, la quête de justice et de vengeance en solitaire de Lita, met en lumière toute la force et l'intimité de la relation père/fille, de la même manière que lorsque nous les voyons tous les deux, au tout début, complices, riant aux éclats et se faisant des confidences dans l'habitacle du véhicule paternel. Ils partagent ce petit espace clos qui les rapproche davantage et qui est mis en relief par un plan resserré pour accentuer leur proximité.
Une certaine vision de la Colombie
La photographie du film saisit une réalité colombienne. La popularité et la violence des quartiers pauvres de Medellin, un certain minimalisme dans les rues et les décorations intérieures sont représentés. Les toits terrasses, la multitude de couleurs, le kitsch des fleurs et des chaises en plastiques posées à même la dalle de ciment dans un restaurant, le petit téléviseur accroché dans l'angle d'une pièce, allumé par-dessus le bruit de la radio au point que l'on ne sache plus quel son couvre l'autre. L'abondance des illuminations de noël, un sapin clignotant rouge, vert et bleu fluo, un serre tête avec des oreilles de cerfs lumineuses, les carrelages blancs et froids des intérieurs, des ballons de baudruche rouges et bleus, la musique dans les rues, les stands de nourriture sur les trottoirs, les maisons aux intérieurs sombres, les aboiements des chiens errants, les rideaux qui volent au vent, tout y est pour que l'Amérique Latine soit présente et que nous puissions y voyager.
A cette transmission esthétique aiguisée et à ce portrait magnifié s'ajoute une dimension poétique qui vient sublimer le tout. La beauté des jeux de lumière est extraordinaire. Les lumières de fête multicolores, les guirlandes clignotantes, les points de couleurs scintillants, les tâches lumineuses en second plan floutées dans la nuit, le reflet de l'aube et de l'aurore sont autant d'éléments féériques qui parviennent à nous faire ressentir un certain élan de liberté. L'atmosphère lumineuse est réussie au point que nous atteignions la sensation de ressentir, à travers l'écran, la brise fraîche du matin ou celle encore chaude du crépuscule. Nous avons cette impression d'être en plein air, sous les éclairages, avec les personnages.
Tandis que le film se poursuit, on ne cesse d'admirer ces ciels noirs, chauds, lumineux propre aux régions chaudes et humides des Caraïbes qui continuent de nous faire presque sentir l'air sur notre peau et les odeurs des lieux. L'intensité des lumières et cette manière de filmer avec une caméra toujours en mouvement rend les scènes très réelles : prenons par exemple cette scène où les deux roues descendent la colline en zigzagant sur cette vue typique de la grande ville latine qu'offrent les hauteurs, dans un immense vent de liberté. La caméra accompagne ce mouvement au ras du sol. Nous sommes à la place de Lita, nous devenons Lita et nous nous autorisons petit à petit, comme elle, à vivre pour un instant, la même liberté… Cette scène offre des couleurs et des lumières remarquables. La lueur très bleutée de l'aurore en fond est mise en valeur par la multitude de petits points blancs étincelants sur la ville. Le gyrophare de la police aux teintes saturées, rose et violet, clignote régulièrement à la manière d'un métronome et confère une ambiance pop et moderne à l'esthétique de la scène. Cet univers coloré n'est pas sans rappeler les années 80. Il est complété par les sons et les bips saccadés de la radio de la police. Cette esthétique pop sera rappelée plus loin par la chambre noire et ses formes géométriques, dans laquelle Lita révèle ses photos en noir et blanc.
A travers les sentiments et le regard de Lita, malgré la beauté des halos et de la photographie, c'est un sentiment lourd de tristesse et de fatalité qui prédomine. Le film opère comme un oxymore sans cesse reconduit.
Espaces et sons, tout en contrastes
Si les lumières subliment l'esthétique, la musique et ses jeux de rythme, comme les contrastes relatifs aux espaces, viennent compléter le tableau.
Nous alternons entre espaces clos et enfermant (comme quand Lita se replie dans les toilettes pour laisser exploser sa colère après avoir retrouvé l'assassin de son père), espaces obscurs et intimes (comme quand Lita se retrouve dans la chambre de Jesús) mais encore, espaces très ouverts en pleine nature (quand Lita domine la situation et garde son sang froid face à des situation de danger). Ce choix des espaces ne manque pas de souligner et de renforcer la puissance des émotions de Lita.
Les sons présentent également un jeu d'opposition. Des sons forts, festifs, dansants, des percussions très rythmées vont de pair avec les lumières de fête, les moments en discothèque, les bruits de pétards, les cris de joies ou les moments joyeux dans la rue. A l'opposé, des musiques très calmes, presque conceptuelles nous entraînent dans les sentiments et la tristesse de Lita. Lita est présente sur ces lieux de fête, mais elle est en décalage permanent avec l'extérieur, elle est là, mais elle n'y entre pas. Les lumières sont belles en second plan, derrière elle, seulement elles sont floues. Lita, elle, est nette dans sa bulle de mélancolie au premier plan. Ici le décalage vient encore parfaire toute la puissance rendue à cette douleur du personnage.
Lita, un personnage avant tout humain
Lita (superbement interprétée par Natasha Jaramillo) ose s'engouffrer au cœur de situations extrêmes sans avoir peur de rien. Il semble qu'elle n'ait plus rien à perdre. Son attitude ramène à nouveau à ce lien si fort avec son père qui apparaît comme la seule chose qui compte pour elle, mais également à une toile de fond où la violence (dans ce pays) est inéluctable. Elle qui semblait s'être embarquée dans la gueule du loup prend rapidement le contrôle. C'est elle qui mène la danse. Sa grande force sont les barrières sociales et morales qu'elle ne met pas. Son ouverture d'esprit, sa liberté, les préjugés qu'elle n'a pas grâce aux enseignements de son père lui permettent de dominer naturellement la situation dans un milieu d'une violence extrême. Même si elle est celle qui contrôle, le danger n'est pas nié, les voyous qui l'entourent restent imprévisibles et nous n'oublions pas le milieu hostile dans lequel elle évolue. Mais Lita est un personnage extrêmement fort : elle joue avec le feu pour arriver à ses fins. Elle n’hésite donc pas à côtoyer les tueurs des quartiers chauds ; les moments de partage, et même d’intimité se font de plus en plus nombreux et en deviennent naturels.La dernière scène est spectaculaire. Tout est suggéré avec finesse. L'amour brille parce qu'il est compris sans être dit, parce qu'il est différent, parce qu'il n'est pas là où on l'attend. A nouveau, ce sont les opposés qui parlent, le "tue-moi" prononcé signifie en réalité un "je t'aime". La force de Lita est l'illustration parfaite du Phoenix qui renaît de ses cendres. Dans ce contexte où la fatalité, la violence, la corruption, l'injustice sont maîtres, où il semble difficile de ne pas être victime, Lita incarne alors un immense espoir. C'est l'humanité, l'amour de l'Homme et l'intelligence qui triomphent et qui l'emportent sur la violence malgré la tourmente de la douleur et de l'irréversible. Sans l'ouverture d'esprit et la tolérance, rien de tout cela n'aurait été possible.
Un avenir prometteur
Au-delà de la foi qu'il redonne en la résilience et en l'être humain, ce film présente une réflexion sur les problèmes de violence en Colombie, sur ses injustices et ses issus fatales. Il est d'une intelligence rare et bouleversante, il témoigne d'une force incroyable, d'autant plus lorsque nous prenons en compte toute sa dimension autobiographique.
Laura Mora, la réalisatrice, révèle avoir choisi une forme de caméra toujours en mouvement afin de refléter la rapidité et le côté vertigineux de la vie en Colombie, pour être en adéquation avec ce temps que les gens ne prennent pas pour faire leurs deuils et réfléchir à l'existence. Alors face à une violence implacable, à un pouvoir corrompu, à trop de rapidité, à une si grande impuissance, quoi de plus beau que la transcendance qui se réalise à travers un tel chef-d'œuvre et autant de succès international ? Quoi de plus beau que de parvenir à élever des évènements si lourds à un niveau universel et existentiel pour toucher le public au-delà les frontières ? Car si nous nous sentons autant en accord avec ce film, c'est bien pour son caractère universel, pour ses réflexions existentielles, pour son humanisme. Le propos initial de dépasser l'anecdote est bel et bien atteint. La réalisation est admirable, le succès de ce film ne fait sûrement que commencer. Laura Mora a déjà décroché plus de 11 prix internationaux avec Matar a Jesús, une revanche touchante sur son histoire. Avons-nous le droit de lui prédire un prix pour le festival Cinélatino de Toulouse ?
Film vu à l'occasion du Festival Cinélatino, Mars 2018 et ne manquez pas l'autre séance du 22 mars à 21h40 au Gaumont Wilson de Toulouse !
Film également diffusé à Paris le 26 mars au Majestic Passy et à Grenoble le 24 mars au Méliès.