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Présenté au festival Cinespaña en 2013, le premier long-métrage de fiction de Manuel Pérez y a remporté le prix de la meilleure photographie. Pensé comme un outil de réinsertion à destination des détenus de Quatre Camins, Frontera est une formidable machine à penser les relations humaines contraintes et les conséquences de l’isolement sur l’humain.
« Les acteurs doivent nous faire croire à leur réalité » affirmait Jim Morrison dans Wilderness, son recueil de poèmes et de pensées. S’il avait eu le temps de voir le premier long-métrage de fiction de Manuel Pérez, sans doute aurait-il ajouté : et nous y faire songer. Car c’est bien ce double défi qu’a relevé avec brio le casting de Frontera. Et pour cause : la moitié des comédiens dont s’est entouré le réalisateur barcelonais interprète son propre quotidien.
Réunis dans l’unité de théâtre du centre de détention de Quatre Camins, en Catalogne, des acteurs répètent Douze hommes en colère, la pièce du dramaturge américain Reginald Rose, lorsque l’alarme retentit. Habitués au déclenchement de ces sirènes, les détenus qui participent à l’atelier tentent de calmer l’inquiétude des professionnels venus de l’extérieur. En vain : la manœuvre n’a, ce jour-là, rien d’un simple exercice de routine.
Massés contre les vitres grillagées des portes d’accès, les comédiens assistent, impuissants, à leur propre confinement par une équipe d’agents de décontamination. Au même instant, les haut-parleurs grésillent. Au bout du micro, la direction pénitentiaire informe les prisonniers du théâtre que cette mise en quarantaine sera effective jusqu’au moment où l’équipe médicale aura identifié, puis isolé, l’individu porteur d’un dangereux virus susceptible de provoquer une épidémie massive dans la maison d’arrêt.
Confiants, certains envisagent de sortir au bout de quelques minutes ; leur réclusion forcée se prolongera, en réalité, pendant plus de quinze heures. Quinze longues heures (dans la fiction) qui offrent à Manuel Pérez l’occasion de développer un huis-clos édifiant, au cours duquel il dissèque les ressorts des interactions sociales contraintes qui s’établissent entre les acteurs, ainsi que les conséquences de l’isolement sur l’être humain.
Porté en partie par des vrais détenus de la prison de Quatre Camins, tous membres de la classe de théâtre coordonnée par Eva Garcia, une des actrices du film, Frontera oscille entre documentaire et fiction. Du documentaire, le long-métrage tire la justesse, parfois désarmante, des émotions. Ici, pas de faux-semblants, ni de relations surjouées. Le conflit surgit, inévitable, entre des individus tiraillés par la conscience de devoir s’organiser pour pacifier le microcosme dans lequel ils évoluent, et une organisation hiérarchique de plus en plus nette entre les fortes têtes du groupe.
A la fiction, Manuel Pérez emprunte le souci de l’esthétique. La bande originale, lancinante, ainsi que le jeu sur le clair-obscur, dont réchappent miraculeusement quelques silhouettes lumineuses, rendent palpables les sentiments d’oppression et d’étouffement qu’éprouve tout reclus. Couplée à un habile processus de mise en abyme (des prisonniers enfermés dans la salle de théâtre de leur propre prison), ce balancement entre documentaire et fiction ouvre ainsi la voie à la poignante réflexion sur les conditions de détention au quotidien et leur influence sur les relations interpersonnelles que développe Frontera.
Un parti-pris cinématographique que l’équipe de réalisation a également envisagé comme un moyen d’assurer la réinsertion des membres de la classe de théâtre par le biais de l’art. Impliqués dans l’équipe technique de Frontera, les prisonniers se sont affranchis, le temps du tournage, des contraintes liées à leur incarcération pour penser pleinement le scénario, leur propre jeu d’acteur… Jusqu’à bluffer le jury du festival de Málaga, qui a décerné le prix du meilleur acteur à Christian Dolz (Oscar, dans le film), sans croire un instant qu’il était amateur. Et détenu.
Julie Thoin-Bousquié
Frontera, c’est peut-être avant tout la frontière, très floue, qui sépare votre fiction du documentaire… Manuel Pérez : Que ce soit dans ce film ou dans mes autres réalisations, j’aime explorer les limites entre fiction et documentaire. En général, ces genres ont tendance à se mélanger dès lors que l’histoire est dotée d’une composante... Lire la suite