Interviews
Victoria Bermejo: On est très heureux, car il y a quelque chose d'important que vous devez savoir. La majorité des familles bourgeoises catalanes qui sont abordées dans ce film rêvaient précisément de partir vivre en France, d'y créer leur société, d'y éduquer leurs enfants... Je pense que ce film va beaucoup plaire aux Français, car il y a quelque chose de très français chez ces personnes (...) Je crois qu'il va avoir beaucoup de succès ! (rires)
Javier Baladía : Dans ce film il y a un fil conducteur: ma famille. Un des personnages passe une partie de sa jeunesse à Paris pour faire fortune. C'est le lieu où il fallait être à cette époque, parce que ce n'était pas simplement une capitale culturelle. Une des familles du film qui a monté une énorme société décide même d'en installer le siège mondial à Paris. Nous sommes donc plus qu'heureux de présenter ce film ici. Et il y a autre chose que j'aimerais vous raconter. Un jour, j'ai demandé à la mère d'un ami, qui est une femme d'une finesse et d'une élégance incroyable, et qui a voyagé dans le monde entier, quelle était la ville qui l'avait le plus impressionnée. Et elle m'a répondu en français : « Paris. Toujours Paris ».
Racontez-nous le processus de création de ce film. Comment vous êtes-vous rencontrés et comment avez-vous travaillé ?
Mireia Ros : C'est la productrice du film, Marta Figueras, qui m'a parlé du livre de Javier.
VB : Javier et moi nous sommes rencontrés à une soirée organisée par ma maison d'édition. Marta m'avait dit qu'elle était passionnée par les sagas familiales. Je me suis dit tout de suite que je devais organiser un dîner pour qu'ils se rencontrent. Tout a donc commencé autour d'un plat de poisson chez moi. C'était en 2003.
MR : Ensuite Victoria, Javier et Marta m'ont annoncé qu'ils voulaient adapter le livre pour en faire un documentaire. J'ai donc demandé à Marta s'il y avait beaucoup d'archives, et elle m'a ramené de magnifiques photos de la famille de Javier, mais il n'y avait que des clichés de mariages, de baptêmes ou d'excursions. Il me manquait des photos qui pouvaient retranscrire la vie quotidienne de ces personnes, et qui pouvaient illustrer ce qu'était la ville de Barcelone à cette époque. Et dans son roman, Javier parle beaucoup de la vie privée de ces personnes. Il s'est intéressé à des problématiques plus émotionnelles. Alors pour tenter de retranscrire tout cela, j'ai décidé d'utiliser des photos de différentes familles catalanes, et de diverses époques, pour faire le portrait de la famille de Javier et raconter une seule histoire.
JB : En réalité, c'est une fiction réalisée à partir de vraies histoires.
MR : On a demandé à tout le monde de nous passer des photos et des films de famille. On voulait tout récupérer! Et sans cela, on n'aurait jamais pu réaliser ce film.
VB : C'est un film qui a été fait avec les tripes.
MR : La seule chose que l'on a pu nous reprocher, c'est de ne pas avoir abordé le côté obscur de la bourgeoisie catalane. Mais c'était volontaire. On a beaucoup parlé de l'exploitation ouvrière, ce thème a souvent été étudié. En revanche, on ne savait rien du tout en ce qui concerne la vie quotidienne de cette bourgeoisie. Et c'est grâce au roman de Javier que l'on a pu mieux la connaître.
JB : En effet, très peu de personnes ont osé étudier cette facette de la bourgeoisie. Et nous, nous l'avons fait à partir de vraies images.
MR : En Espagne, on a du mal à instaurer un travail de mémoire. Et pour en revenir à la question antérieure, sur le processus de création, je dois dire que c'est le film que j'ai réalisé de la façon la plus artisanale.
JB : Si les archives vidéos barcelonaises ont été très importantes pour ce film, les photos de ma famille ont été fondamentales. On les a animées car on a voulu donner vie à des archives brutes.
MR : Et on a eu beaucoup de chance. Car par hasard – et ce film est né de beaucoup de hasards -, on a trouvé une vidéo qui datait de 1922 et qui s'intitulait « Flor de espino », réalisée par un groupe de copains de la bourgeoisie catalane. Grâce à cette vidéo, on a pu utiliser des scènes d'intérieur, pour reconstituer les décors des maisons, des bureaux...
JB : Et les images d'intérieur de cette époque sont extrêmement rares, car il n'y avait pas d'éclairage! Il n'y a pas de photos des salons et des palais de l'époque. C'est donc cette vidéo « Flor de espina » qui nous a sauvés.
VB : Cette vidéo est un film amateur qui a été réalisé par un groupe d'amis dont l'un était amoureux de l'arrière-grand-mère d'une amie à moi! Alors qu'elle était mariée à un autre!
JB : Ce film, c'est un trésor d'images que l'on a réussi à trouver.
Quel message souhaitez-vous transmettre à travers ce film ?
MR : En fait, je n'ai pas pensé transmettre un message. La seule chose qui m'intéresse, c'est le facteur humain. Ce sont les émotions, les histoires intimes des membre de cette famille qui m'ont le plus touchées
VB : Pour ma part, en écrivant le scénario, j'ai voulu mettre en avant ce qu'a réussi à faire cette bourgeoisie. Car à cette époque, tout restait à faire. Même si certains ont été plus critiquables que d'autres.
JB : Quant à moi, je voulais porter un dernier regard sur une époque. Car toutes les époques passent, Paris a eu sa « belle époque », puis elle a disparu. A Barcelone, ça a été une époque merveilleuse, avec bien sûr ses bons et ses mauvais côtés. Cette bourgeoisie, avec ses misères et sa noblesse, a eu un but: chercher l'excellence. Evidemment, elle a échoué ! Du moins dans certains domaines. Mais il y avait un certain esprit de volonté d'excellence, de beauté, de culture, de connaissance, de cosmopolitisme, et d'enrichissement, non seulement financier mais aussi spirituel.
MR : Et nous voulions aussi dévoiler une autre facette de cette société. Si la bourgeoisie avait nombre de caprices, et était très dépensière, elle a aussi beaucoup contribué au développement de la musique et des arts. Et la marque « Barcelone » telle que nous la connaissons aujourd'hui, c'est cette bourgeoisie qui l'a créée.
La ville de Barcelone présentée dans ce documentaire est extrêmement active dans le domaine artistique. Est-ce que l'on peut dire qu'elle l'est autant aujourd'hui ?
JB : Barcelone aura toujours cette volonté absolue et irrationnelle de faire partie des grandes capitales. Et cette volonté ne mourra jamais. Elle est dans ses gènes.
JB : Paris est un exemple pour Barcelone. Et Paris a aussi de folles ambitions. Aujourd'hui, avec la crise, la culture a pris un grand coup. Mais malgré cela, Barcelone réservera toujours des surprises.
VB : Moi je te dis que Barcelone reste la ville des architectes.
JB : Même avec cette crise, l'un des plus beaux édifices du monde (ndlr : le pavillon d'exposition réalisé par Toyo Ito qui a gagné le prix Pritzker) s'est construit ici !
MR : Il y a aussi un grand paradoxe qui illustre cela. A Barcelone on a le musée du design qui est un édifice merveilleux, mais il n'y a pas assez d'argent pour le remplir de collections.
Les personnages les plus forts de ce film sont des femmes. Par leurs activités, elles semblent marquer une véritable rupture avec la société patriarcale de l'époque. Est-ce un thème qui vous a particulièrement inspirée pour la réalisation de ce film ?
MR : Absolument! Les hommes de cette famille sont très féminins, alors que Ramona est chef d'entreprise, et qu'une autre est capable de quitter son mari pour s'enfuir avec un autre.
JB : A cette époque, dans la bourgeoisie catalane, il était très fréquent que des femmes deviennent chefs d'entreprise. C'est là un phénomène exceptionnel, ça n'existait nulle part ailleurs. Et elles ne voulaient pas se marier.
VB / MR : Certaines étaient lesbiennes. C'était une époque sexe, drogue et rock'n'roll! Il y a un véritable acte féministe dans la réalisation de ce film.
Loin d'une approche historique sur l'explosion industrielle et les conflits de classes que l'on pourrait par moment regretter, ce film documentaire nous permet de regarder à travers un trou de serrure et d'avoir accès à l'intimité d'une réalité peu souvent décrite. Lire la suite