Interviews

Un oasis dans un désert culturel espagnol. 
Le 17ème Festival du cinéma espagnol de Nantes se déroule du 14 au 27 mars au cinéma le Katorza. Une édition qui s'avère encore une fois extrêmement dense en émotions cinématographiques. Il y a tout d'abord la sélection des films en compétition avec les jeunes réalisateurs talentueux de la génération 2006, un hommage au réalisateur Carlos Saura et au compositeur Carlos Iglesias, une leçon de cinéma sur Almodovar de Frédéric Strauss, des classiques du cinéma espagnol présentés par le réalisateur Fernando Trueba... Nous revenons avec Pilar Martinez-Vasseur, co-directrice de ce festival, sur l'histoire de cette manifestation et les temps forts de l'édition 2007.
Pilar Martinez Vasseur
Le festival de Nantes est, avec ses 17 éditions, le plus vieux des festivals français de cinéma espagnol. Pouvez-vous nous raconter comment s'est réalisé l'ancrage de cette manifestation dans une ville qui n'est a priori pas du tout tournée vers l'Espagne ?

C'est une question qui est fondamentale pour expliquer l'origine du festival et son évolution. Nantes est une ville du nord par rapport à l'Espagne. C'est une ville qui n'a ni consulat, ni Institut Cervantes, ni jumelage avec une ville espagnole. Nous travaillions donc dans une sorte de désert culturel espagnol. L'université et le Département des Études Hispaniques, auquel j'appartenais en tant que maître de conférence, étaient peut être les seuls lieux où l'Espagne était objet de réflexion. Il y a 17 ans, avec d'autres collègues du Département, nous nous sommes rendu compte que l'Espagne changeait à une vitesse incroyable et que ce n'était pas nos enseignements ou nos publications qui allaient rendre compte envers le grand public de ce changement. L'idée est venue qu'il fallait ouvrir les portes de l'université au grand public pour parler, à travers le cinéma, de l'Espagne. Nous avons débuté par une sorte de ciné-club à l'université auquel assistaient de plus en plus de personnes extérieures à la faculté. Nous sommes ensuite passés à un cinéma art et essai, Le Cinématographe, et c'est là, il y a 17 ans, que le festival a commencé. La salle contenant une centaine de places, elle devint au bout d'un moment insuffisante pour accueillir le public. En parallèle, grâce à nos travaux universitaires, nous prenions des contacts avec le milieu du cinéma espagnol. Le saut quantitatif et qualitatif s'est opéré il y a 10 ans, quand le festival s'est professionnalisé et que le cinéma Le Katorza nous a accueilli. Nous sommes progressivement passés de 15 films à près de 60 films pour l'édition 2007 et de 3000 à 20 000 spectateurs.

Pouvez-vous nous raconter quelques moments forts qui resteront gravés dans la mémoire du festival ?

Je crois que dans les moments de grande émotion que nous avons eus, c'est la venue du réalisateur catalan Llorenç Soller qui m'a le plus émue. L'année précédente, il n'avait pas pu venir pour présenter son film Saïd, qui avait reçu étonnamment le prix du public. Je dis étonnamment parce que c'est une fiction à petit budget de quelqu'un qui vient du documentaire. Il revient l'année d'après pour un documentaire sur les gitans, Lola vende cá. Llorenç arrivait en pensant qu'il était le grand inconnu, et à sa grande surprise la salle était comble et les gens debouts pour le recevoir. Il n'avait jamais vu ça de sa vie puisque c'est quelqu'un qui a commencé à faire du cinéma dans la clandestinité dans les années 60 à Barcelone, censuré par le franquisme.
Il y a aussi la projection de El viaje de Carol en présence d'Imanol Uribe, où les gens sortaient tellement émus physiquement et moralement qu'ils étaient incapables de formuler un mot.

Lors de l'édition 2004, au moment de l'attentat d'Atocha à Madrid, nous venions d'ouvrir le festival la veille avec une forte présence d'élus basques de la ville de Saint-Sébastien. Le lendemain matin nous apprenions comme tout le monde qu'il y avait eu les attentats. Nous devions aller chercher l'adjoint au maire chargé de la culture de la ville de Saint Sébastien pour l'amener au train. J'ai vu un homme effondré, pleurant de toutes ses larmes en disant qu'il avait échoué dans son travail pour la paix, car à ce moment là évidemment on pensait que c'était l'ETA. Nous nous sommes posé la question d'arrêter ou non le festival, et nous avons décidé en très peu de temps que le festival serait le porte-parole de l'Espagne à Nantes. Nous avons fait, entre autres choses, une concentration devant le théâtre Graslin et la place s'est remplie de monde, de Français anonymes. Ce qui fait du festival à la fois, non seulement une manifestation culturelle, mais aussi un témoin des événements qui se produisent en Espagne.

L'édition 2007 du festival se tourne vers ce que vous appelez une génération 2006 de jeunes réalisateurs : Daniel Sánchez (Azul), Jorge Sánchez Cabezudo (La nuit des tournesols), Javier Rebollo (Ce que je sais de Lola), Isaki Lacuesta (La légende du temps), Carlos Iglesias (Un franc, quatorze pesetas), Albert Serra (Honneur de cavallerie), Iñaki Dorronsoro (La distance). Qu'entendez-vous par le terme génération ?

Ce sont des films qui en Espagne ont été plébiscités par le public alors qu'il faut savoir que les Espagnols ne se sont pas approprié leur cinématographie. Il reste encore, je pense, ce rejet qui existait à l'époque du franquisme face à l'espagnolade. La nuit des tournesols, La légende du temps et La distance sont des découvertes que nous avons faites lors du festival de Saint-Sébastien. Le premier est une coproduction franco-espagnole, ce qui est déjà exemplaire, tournée à 60% en français, quelque chose de difficile à imaginer en Espagne où le doublage est roi. Le second est une oeuvre originale tournée avec des acteurs non professionnels qui a un succès d'estime non négligeable. Le troisième est un film courageux avec des grands acteurs espagnols. Honneur de Cavallerie a été repéré par le festival de Cannes. Libération et Les Cahiers du Cinéma se sont intéressés à Albert Serra, le réalisateur, qui dit être un électron libre n'aimant pas le cinéma espagnol. Sa démarche ne pouvait que nous intéresser, et nous nous devions de montrer au public cette adaptation iconoclaste du Quichotte de Cervantes. Il y a enfin Azul, le premier film de Daniel Sánchez Arévalo, qui a suscité un véritable engouement du public et de la critique. Tout ça mis bout à bout, on arrive à se dire que c'est quand même étonnant que dans cette année arrivent tellement de premiers films de qualité par des gens qui jusqu'à présent ne sont pas répertoriés comme cinéastes et qui font des films de genres, d'écritures et de propos complètement différents. Nous avons l'impression d'assister à une sorte d'éclosion. Nous verrons par la suite ce que ces réalisateurs donneront, mais c'est déjà un signe très positif que la plupart de ces premiers films aient trouvé en France un distributeur (Azul, Honneur de Cavallerie, La nuit des tournesols, La légende du temps).

Vous proposez un cycle intitulé "Migrations, exils et déracinement", avec une dizaine de films des années 90. Si l'on sait que l'Espagne n'est que depuis très récemment un pays d'immigration, on peut se demander à partir de quand cette thématique est entrée dans son cinéma ?

Cela faisait un moment qu'en tant que chercheur au CRINI (Centre de Recherches sur les Identités Nationales et l'Interculturalité) nous travaillions sur le thème des migrations. Nous voulions donc aborder cette année le thème de la migration au cinéma et nous nous sommes aperçu qu'une fois de plus en Espagne, le cinéma était un lieu de rencontre avec l'histoire. C'est à dire qu'avant même que les historiens, les politologues, les juristes, les journalistes ou les politiques ne se penchent véritablement sur cette question, il y avait déjà au cinéma une réflexion sur le sujet. C'est le cas de Pedro Armendáriz, qu'il faut considérer comme un précurseur et qui, avec La lettre d'Alou, raconte l'arrivée d'un Sénégalais en Catalogne et la difficulté de s'intégrer. Depuis, il y a eu bien d'autres films qui portent un regard sur l'immigration. Nous n'avons qu'une petite sélection avec Flores de otro mundo d'Iciar Bollaín, Étrangères de Helena Taberna, Princesas de Fernando León de Aranoa, Poniente de Chus Gutiérrez, Le train de la mémoire de Marta Arribas et Anà Perez, Saïd de Llorenç Soller et Un franc, 14 pesetas de Carlos Iglesias. Ces films apportent tous un message de tolérance et d'ouverture. Ce sont des alarmes dans un pays qui n'a pas de tradition d'accueil des immigrés. Dans le même temps, ces films illustrent une tendance néoréaliste du cinéma espagnol. Un cinéma qui est braqué sur la réalité avec toujours, au contraire du cinéma français, une pointe de dérision et d'ironie. Tout cela sera ponctué de conférences faites par des spécialistes de la question, comme l'actuel directeur du Collège d'Espagne, Javier de Lucas, juriste et philosophe du droit.

Un des moments forts de ce festival sera certainement la rencontre du public avec le grand cinéaste Carlos Saura. Vous proposez trois de ces films qui reflètent trois périodes et trois aspects de son cinéma : la dissimulation dans Cria Cuervos (1975), l'opposition au racisme dans Taxi de Noche (1996) et la danse et la musique dans Iberia (2005), son dernier film.

Carlos Saura avait été, au cours de ces 16 dernières éditions, le grand présent et le grand absent. On ne peut pas construire un reflet du cinéma espagnol sans montrer des films de Carlos Saura. Il n'avait jamais pu être présent à Nantes. Comme le public nantais avait suivi sa trajectoire avec Le Septième Jour, nous avons essayé de prendre trois moments de la carrière du cinéaste. Pour Cria Cuervos, nous avons profité de la sortie en France de nouvelles copies. Dans Taxi de Noche, Saura dénonce la violence ordinaire et le racisme. Et puis dans Iberia, la musique prend une place prépondérante.

Vous allez nous faire également découvrir une autre facette de Carlos Saura, qui est aussi un peintre et un photographe de talent...

Nous savions qu'avant d'être cinéaste, Carlos Saura avait été photographe et que la photographie l'avait toujours accompagné. Fautosaurios est une exposition de photographies peintes. On y voit un Carlos Saura mettre à profit tous les moments de sa vie. C'est un homme qui, s'il le pouvait, tournerait tous les jours. Alors, quand il ne tourne pas, il photographie son quotidien et ses déplacements dans une sorte de boulimie du regard. Un regard qui, pour une personne née en 1932, reste extraordinairement jeune.

Autre moment fort du festival, c'est l'hommage que vous rendez à Alberto Iglesias, le compositeur des films de Pedro Almodovar et de Julio Medem notamment. Pourquoi cette volonté de mettre en avant la musique dans le cinéma ?

Cela fait partie d'une de nos missions d'ouvrir le public aux rouages du cinéma. L'année dernière nous avions invité le chef opérateur Javier Aguirresarobe. Cette année, nous avons décidé de rendre un hommage à ce compositeur parce que lorsqu'on lit des écrits d'Almodovar ou d'autres réalisateurs (Julio Medem, Oliver Stone...), on sait la part et l'importance qu'ils ont accordées à la musique d'Alberto Iglesias. Il a choisi un certain nombre de films qui marquent sa carrière comme Parle avec elle d'Almodovar, Les amants du cercle polaire de Julio Medem ou The Constant Gardener de Fernando Mereilles.


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