Films
La Vie criminelle d'Archibald de la Cruz - 2
On commencera par dire que ce film propose sans doute l’un des postulats le plus génial de la carrière mexicaine de Buñuel. À notre avis, il n’y a guère que L’Ange Exterminateur (El ángel exterminador, 1962) qui puisse lui faire concurrence en la matière (1). Le titre de ce dernier film aurait pu d’ailleurs tout aussi bien servir pour l’œuvre qui nous intéresse ici.
Archibald De La Cruz, un ange exterminateur qui ne veut pas grandir.
En effet, La Vie Criminelle d’Archibald De La Cruz s’applique - dès son introduction – à illustrer ce bel oxymore. L’image supposément innocente et pure (2) de l’enfant est foulée des deux pieds dès lors que celui-ci, souhaite non seulement la mort de sa gouvernante (qui advient bel et bien), mais semble, ni plus ni moins, jouir du spectacle de sa mort, cette dernière révélant les belles jambes gainées de bas de la défunte. Voici donc l’image-obsession qui amorce la carrière criminelle de notre jeune ange… exterminateur ! Tout du moins, le croit-il. De plus, et malgré l’ellipse brutale d’une trentaine d’années qui nous amène à la séquence suivante, Archibald - l’enfant gâté et capricieux - ne parait pas avoir réellement grandi. Sa situation n’a finalement guère changé : la position sociale favorisée dont il dispose lui assure plus que jamais une totale oisiveté, qu’il essaie tant bien que mal de tromper. Comment ? Et bien, dans le jeu (casino), les activités artistiques (poterie) ou encore en ornant de mille et un objets sa vaste demeure, soit un dédale de pièces qui relève davantage de l’image mentale, en cela qu’il renvoie directement à l’esprit confus du personnage, à son incompréhension du monde. Le fétichisme - grand thème buñuelien, que le film expose si frontalement dans ce film - n’est-il pas d’ailleurs associé à l’enfance ?
Bref, il tue tout ce temps en tuant tout le temps.
« Parfois… je voudrais ardemment être un grand saint. D’autres fois, je vois avec certitude… que je peux être un grand criminel. » L’immaturité d’Archibald s’exprime dans cette incertitude même, dans son incapacité à distinguer rêve et réalité, et par la place débordante qu’il accorde à son désir d’absolu. Le corollaire ne peut être que la pure et simple frustration de voir son bel idéal s’effondrer à chaque nouvelle tentative d’itération de son fantasme. Dans la répétition de la scène primitive, il « tue » pour punir et pour jouir, mais ne parvient jamais à accomplir son dessein. Archibald est-il un saint ? Un assassin ? Peut-être, ni l’un ni l’autre. Ou alors, et l’un, et l’autre. Archibald est à la fois une anomalie (un pervers, un psychopathe) et un exemple (car si universellement humain par bien des côtés). Au moyen de ce personnage et en brouillant ainsi les rapports dialectiques conventionnels, Buñuel montre plus globalement l’état de régression et d’hébétude dans lequel se trouve la haute société mexicaine toute entière, étouffée par les conventions sociales et son éducation religieuse, qui voudrait qu’une pensée de meurtre équivaille quasiment à son exécution.
Plus buñuelien que ça… tu meurs.
Religion, bourgeoisie, fétichisme, etc. voilà donc quelques-uns des grands thèmes buñueliens que le film condense comme peu d’autres dans la carrière du cinéaste. Lui qui aura su, à partir de Los Olvidados (3), se fondre parfaitement dans le système de production mexicain - sans jamais transiger sur ses convictions artistiques pour autant - réussit avec La Vie Criminelle d’Archibald De La Cruz un petit bijou d’efficacité (des dialogues étincelants d’humour sardonique au montage exempt de tout « remplissage »), à la vigueur intacte près de 70 ans après sa sortie. Même s’il regrettera parfois de ne pas disposer des acteurs les plus à même de donner corps à ses intentions, particulièrement lors de ces années mexicaines, Ernesto Alonso endosse ici le costume du personnage titre avec brio, excellant dans l’expression d’une séduction tantôt doucereuse, tantôt inquiétante et pathologique. La frustration de son personnage ne fut d’ailleurs pas la nôtre, car nous avons savouré chacune des 90 minutes du film.
On notera également des autoréférences (plus ou moins conscientes). L’utilisation du rasoir rappelle bien entendu Un Chien Andalou et le mannequin qui perd une jambe annonce en quelque sorte Tristana, dont le personnage principal sera amputé d’une jambe dans le film de 1970.
Un film sur le cinéma !
Finalement, et comme beaucoup de grands films, le thème principal de La Vie Criminelle d’Archibald De La Cruz n’est autre que le cinéma lui-même. Archibald, qui ne fait en somme que mettre en scène des meurtres, est un réalisateur. Ses fantasmes sont ceux de Buñuel. Il tue « pour de faux » (autre expression enfantine) et nous le regardons fascinés – comme Archibald nous sommes encore tous des enfants, à qui on raconte des histoires et qui aimons croire en elles. Ensayo de un crimen ou « répétition d’un crime » était d’ailleurs un titre original qui manifestait on ne peut plus clairement cette intention de mettre en abyme la matière même du cinéma, à célébrer le jeu et la fiction.
Et à la fin, la réalité dépassa la fiction.
Un évènement tragique (bien réel celui-là) finira par assoir la structure à multiples fonds du film : l’actrice Miroslava Stern/Lavinia décèdera peu de temps après le film par suicide (son corps sera incinéré), ce qui ne manquera pas de créer un écho particulièrement troublant avec son personnage dans l’histoire et la mise à mort « symbolique » qu’elle lui réserve. Et nous amènera également à relativiser une fin à l’optimisme indéniablement trompeur, plus suspensif que définitif. Il appartient à chacun d’en imaginer la suite.
(1) Pour rappel, dans le film en question, des invités fortunés lors d’une grande fête en intérieur se retrouvaient dans une impossibilité (aussi bien physique que psychique) de sortir de la maison de leur hôte, sous l'effet d'une étrange force invisible.
(2) À Archibald adulte qui raconte l’incident à une bonne sœur, cette dernière répond : « Je suis sûre que vous étiez bon et pur comme tous les enfants »
Martin Vagnoni
Après les coups d'éclat avant-gardistes de ses débuts (Un Chien andalou, L'âge d'or), Luis Buñuel a su s'adapter aux exigences de l'industrie cinématographique mexicaine en revenant à des formes plus narratives et conventionnelles, accessibles à un large public. A-t-il renoncé pour autant à sa verve subversive ? Au fil de ses années d'exil, la... Lire la suite
On n'insistera donc pas sur l'historique du film qui marque, après presque trente ans d'absence, le retour en Espagne de Buñuel ; sur le scandale de la Palme d'or à Cannes en 1961 ; sur les clameurs du Vatican et du régime franquiste réunis ; sur son interdiction en Espagne jusqu'après la mort de Franco ; sur les accusations de film blasphématoire... Lire la suite
Une œuvre totalement surréaliste Des grands bourgeois de Mexico se réunissent pour une réception organisée par Edmundo et Lucia Nobile. Il se livrent, sans entrain, au jeu de massacre habituel des mondains dans un univers proche d'Oscar Wilde. Mais progressivement, les paroles et les actes des personnages semblent ne plus être motivés par un... Lire la suite
On avait fini par admettre qu'il soit catalogué comme « surréaliste » et rangé sur le rayon correspondant des archives dédiées aux artistes du XXème siècle. S'est-il agité outre tombe pour faire tomber toute étiquette que l'on voudrait lui apposer, lui qui, comme Herzog, honoré en ce moment au Centre Pompidou, aurait pu clamer « J'ai toujours été... Lire la suite
Tourné durant la période mexicaine de Buñuel, Nazarin constitue l'un de ses chefs-d'œuvre. Cette édition en DVD représente donc un événement majeur pour la connaissance de l'œuvre du cinéaste. Nazarin apparaît très proche, par les thèmes abordés et la manière de les mettre en scène, de Los Olvidados. On y trouve le même réalisme social, la même... Lire la suite
Un Chien Andalou est salué par André Breton comme la première œuvre du cinéma surréaliste. Il est aussi le premier court métrage réalisé par Luis Buñuel avec la collaboration, et non des moindres, de Salvador Dali. Le scénario emprunte à l'écriture automatique qui, pour les surréalistes, est le révélateur du fonctionnement réel de la pensée.... Lire la suite
L'Aragon natal (1900-1917)Luis Buñuel naît à Calanda, petit village aragonais. Peu après sa naissance, la famille s'installe à Saragosse, mais Luis retournera régulièrement au village. L'expérience de la brutale réalité aragonaise – paysage de rocs et de terre, caractère rude des habitants – constitue l'un des éléments majeurs de la formation du... Lire la suite
Nous fêtions en 2000 le centenaire de sa mort avec moult événements, et voilà que Buñuel, talentueux et sulfureux réalisateur espagnol, revient sur le devant de la scène avec cette rétrospective angevine qui se prolongera en juin 2009 à la Cinémathèque française.Trente deux, c'est le nombre de films qu'il aura réalisés tout au long d'une carrière... Lire la suite
D'Un Chien Andalou (1929) à Cet obscur objet du désir (1977), le réalisateur espagnol Luis Buñuel nous aura offert 32 films dont quelques chefs-d'œuvre. Son cinéma est marqué par le surréalisme, la subversion, le désir, l'humour, l'anticléricalisme, la critique des valeurs bourgeoises.Cette rétrospective fait suite à celle du Festival Premiers... Lire la suite