Films
El agente topo
Lorsqu’il répond à une petite annonce pour passer un entretien d’embauche dans une agence de détectives privés, l’octogénaire Sergio va être recruté pour incarner le rôle d’un espion dans une maison de retraite. Sa mission : premièrement, repérer « la cible », une résidente dont la fille dénonce le fait qu’elle subit des maltraitances de la part de l’institution ; deuxièmement, vérifier la véracité de l’état d’insalubrité de l’établissement qui a été rapporté.
Les premières séquences nous font sourire, elles nous plongent au cœur d’un choc intergénérationnel entre ce grand-père et toute une panoplie de nouvelles technologies dont l’exagération semble parodier un James Bond et nous amène à frôler l’absurde. Les anachronismes sont drôles. Sergio doit apprendre à maîtriser ces outils high tech pour infiltrer la maison de retraite et mener à bien son enquête. Il doit se former au maniement de WhatsApp, à l’utilisation de l’appareil photo du smartphone mais également au stylo et aux lunettes caméra. S’il ne paraît pas de prime abord à l’aise avec ce matériel futuriste, notre octogénaire élégant et perspicace n’aura cependant rien à envier à Hercule Poirot ni même à Auguste Dupin.
Le film semble fonctionner à la manière des récits policiers classiques qui s’articulent sur un système de double interprétation : tout d’abord, un policier ou un autre représentant de l’état formule une résolution de l’énigme. Ensuite, cette résolution est corrigée par le détective. La solution du détective s’avère souvent être la correcte. Ce sera le cas de Sergio qui résoudra son enquête avec brio jusqu’à corriger la version du chef de l’agence des détectives et de sa cliente.
Avant qu’il ne pénètre dans les lieux, alors qu’il teste ses caméras et qu’il est filmé dans le film que nous visionnons, il filme lui-même une autre équipe de tournage dont nous comprenons qu’elle réalise un documentaire sur la maison de retraite en question. Par ce procédé de mise en abyme, à travers le film du film dans le film, nous saisissons l’agencement des diverses trames enchâssées à la manière de poupées russes et nous comprenons que nous sommes face à un docufiction dont les acteurs de la résidence n’auront rien de fictif.
Ces jeux de caméras multiples, comme les résidents qui se sentent épiés et écoutés lors du tournage du film à l’intérieur de notre film, mais aussi les enregistrements clandestins de notre agent secret, nous donnent à réfléchir sur les dérives de notre société virtuelle aux allures de Big Brother. Même Dieu nous observe, les regards de Jésus et de la Vierge reviennent dans de nombreux plans. On filme longuement leurs statues comme on filmerait des personnages. Leurs regards silencieux nous parlent et trônent comme l’œil de Moscou. Ces figures sont-elles là pour signifier une protection, une surveillance ou un contrôle ? Quoi qu’il en soit, par ces plans répétés, elles nous imposent une omniprésence et une toute puissance qui finit par rythmer le film comme un métronome du début jusqu’à la fin, ne manquant pas de nous évoquer l’irréversibilité du temps qui passe.
Enfin, ce sont les nombreux plans filmés derrière une fenêtre qui accroissent aussi cette sensation de voyeurisme et de vigilance en adéquation avec la mission de notre taupe. Son chef le lui avait bien spécifié « tú vas a ser mis ojos, mi oído ».
En intégrant la résidence, notre protagoniste nous révèle tout d’abord une belle galerie de portraits lorsqu’il filme Juana, Marta, Rubira, Sonia et les autres. Il prend sa mission très au sérieux. Il procède comme Sherlock Holmes lorsque celui-ci observe des ensembles sociaux jusqu’à tisser un réseau de signes qui lui permettent de déchiffrer le secret au travers d’une sorte de message qu’il est nécessaire d’interpréter. Sergio s’adonne à sa tâche avec minutie et en plus de la casquette du détective, nous lui attribuerons volontiers celle de l’anthropologue. Chaque soir, il recense les détails de ses observations dans un journal avant d’envoyer un message, parfois codé, à son chef. Il est mesuré, il ne perd jamais son sang-froid. Il étudie ses sujets en profondeur avant d’en dresser un profil qu’il souhaite toujours juste : « mañana te lo digo porque todavía no he estudiado el caso ». Il prend soin de se poser les questions nécessaires avant de tirer ses conclusions. Il a recours à la formulation d’hypothèses et cherche différentes explications. Entre pistes, manuscrit, observations, modifications, prudence, manipulations, Sergio manie à la perfection les stratégies du détective nous conduisant, comme dans un polar, à mener notre propre enquête à ses côtés, comme pour nous faire notre propre opinion ou essayer de trouver la réponse avant lui. En bon consciencieux, l’octogénaire n’oublie rien de sa mission. Il procède à une inspection sanitaire, il élucide la disparition de plusieurs objets en démasquant une cleptomane, il vérifie que les doses de médicaments soient bien administrées aux malades.
Toutefois, au fil de son enquête, son humanisme le rattrape. Petit à petit, il se laisse aller à la vie dans la résidence ce qui n’est pas sans déplaire au chef de l’agence de détectives lequel lui rappellera l’irrégularité du compte rendu de ses missions interprétée comme un manquement à ses ordres. C’est à ce moment-là que nous glissons davantage vers le documentaire et que la légèreté des décalages humoristiques fait place à une réflexion plus lourde et plus triste concernant la réalité de ces personnes en fin de vie guère souvent montrée, comme si elle était dérangeante. Ce docufiction a tout le mérite de la faire apparaître à l’écran à la fois crument mais aussi poétiquement. Il prend clairement le parti de rendre hommage à ces aînés que la société ne veut plus regarder pour ne pas dire voir.
Ainsi, le volet documentaire met l’accent sur une dualité saisissante entre sagesse et cruauté. Le parc de la maison de retraite, lieu de repos et de méditation, est filmé en véritable jardin d’Eden dans lequel il fait bon retourner à la simplicité et à l’essentiel. Plusieurs plans mettent en avant les fleurs aux multiples couleurs, assorties aux blouses pastel des résidents, étendues, volant au vent pour sécher dans un élan de liberté. Cette métaphore et ce locus amoenus évoquent rudement le paradis de la jeunesse perdue dans la mesure où ils coexistent avec la cantine bruyante, l’ambiance froide des intérieurs inhospitaliers, des brouhahas cafardeux mais aussi avec la sénilité des uns, la vulnérabilité psychologique et physique des autres.
De nouveau, de façon duelle, les poésies que récite sans arrêt l’une des résidentes nous renvoient tantôt à la douceur, à l’évasion, tantôt à la mélancolie de la mémoire et des souvenirs, du temps qui passe et qui ne revient plus. Sergio pourrait saisir le seul prétexte de son enquête pour rester en dehors de ces réalités repoussantes, mais il va au-delà. Il tisse de véritables liens d’amour et d’amitié avec chacun des résidents. En tant que gentleman, les dames sont nombreuses à succomber à ses charmes et les situations comiques nous font sourire de nouveau. Sans jamais délaisser sa mission, le détective privilégie l’authenticité des relations humaines. Les bons moments partagés, les fêtes, les discussions teintées de joie et de tristesse s’enchaînent. Sergio aide les unes à retrouver la mémoire, les autres à calmer leurs crises d’angoisse. La dichotomie se poursuit ; malgré leurs existences malheureuses, malgré le temps compté qui leur file tragiquement entre les doigts, les résidents sont un exemple de sagesse quand, à la manière de petits enfants, ils font spontanément montre d’un esprit enjoué et d’un grand relativisme à toute épreuve. Cependant, même si Sergio se laisse entraîner par le profond amour et la générosité dont il est porteur, vient un moment ou ce huis-clos se fait de plus en plus pesant, sombre, enfermant.
C’est alors que son chef, craignant pour la réussite de la mission et sentant son éloignement après cette véritable intégration dans la résidence le rappelle à l’ordre une énième fois. Notre détective ne manque pas de s’affirmer et de prendre justement le dessus avant de statuer. Il n’a pas délaissé sa finesse d’analyse qui l’amène à édicter sa conclusion cinglante et engagée. Ce n’est pas la maison de retraite qui commet des fautes graves envers ses résidents mais bel et bien la fille de la cible elle-même comme d’ailleurs toutes les familles de ces personnes âgées que la mort guette et qu’elles font profondément souffrir en les abandonnant, en ne leur montrant aucune marque de considération, les renvoyant monstrueusement et égoïstement à une solitude anéantissante.
Avant de quitter la résidence, notre détective a résolu l’énigme. Il a rempli sa mission en rétablissant une justice mais il a surtout offert aux résidents, la seule amitié qu’ils disent avoir jamais eue.
Dans ce film, comme dans le genre policier, le regard mue. Nous passons d’un regard crispé, alerte, suspicieux, presque persécuté à celui de l’amour et de la contemplation pour enfin voir se dévoiler un mystère que nous avons tous les jours sous les yeux et que nous oublions de regarder. Il s’agit de la considération, du soin et de l’amour que nous pouvons porter à nos aînés. On dit du genre policier qu’il est lié à la psychanalyse, Octave Mannoni dit de la psychanalyse : « on ne sait pas si c’est un savoir sur le délire ou le délire d’un savoir. On apprend du délire. Le délire interprétatif est aussi un point de relation avec la vérité». N’oublions donc pas, comme Sergio, d'y regarder à deux fois avant de savoir qui, du chef, de la plaignante, des résidents séniles ou des égoïstes en manque d’humanité délire vraiment.
Vu dans le cadre du festival Ojoloco de Grenoble '21
J.M.
Maite Alberdi a posé ses caméras dans une école pas comme les autres. Pendant un an, dans une institution privée chilienne, elle a filmé le quotidien de travailleurs atteints du syndrome de Down. Le sujet a touché personnellement la réalisatrice chilienne: sa tante était atteinte du syndrome. Une esthétique superbe La... Lire la suite