Films

Tótem

Un Film de Lila Avilés
Avec Naíma Sentíes, Montserrat Marañon, Marisol Gasé, Saori Gurza, Mateo García, Teresita Sánchez, Juan Francisco Maldonado, Iazua Larios
Drame | Mexique | 2024 | 1h35
Tótem, chercher un ancrage symbolique face à l’absurdité de la maladie
La pensée magique est un recours dont certains, enfants et parfois adultes, peuvent avoir besoin pour affronter leurs difficultés et puiser dans leurs propres ressources pour dépasser des situations délicates. Le titre de Tótem nous suggère avec justesse comment cette pensée s’articule avec le quotidien ; le film de la Mexicaine Lila Áviles fait le portrait d’une petite fille sur le point de perdre son père et décrit avec pudeur la manière dont elle convoque les figures de son propre imaginaire et ses croyances, pour traverser cette épreuve. La réalisatrice, née en 1982, propose avec ce deuxième long-métrage – après La camarista, inspiré de L’hôtel, de Sophie Calle – une lecture intime de l’approche de la mort dans un pays dont la culture invite les défunts à cohabiter avec les vivants.

La tension du film, qui en fait la finesse et la beauté tout en respectant le contexte de la maladie, repose sur la présentation de multiples contradictions au sein d’un groupe de personnes issues de générations différentes qui cohabitent le temps d’une dernière fête, et nous fait découvrir une mythologie familiale dans toutes ses variantes et sa complexité ; entre dialogues, écoute et silences, entre force de vie et désarroi, entre fête et chagrin. Cette famille est d’ailleurs présentée dans l’intimité dès la première séquence, qui se clôt sur l’enjeu du film et le vœu de la jeune Sol (Naíma Sentíes) : « Que mi papi no se muera », contrastant totalement avec l’atmosphère joyeuse suggérée par les ballons qui encombrent l’habitacle. C’est tout en subtilité, comme le soin nécessaire à la taille d’un bonzaï, ou la délicatesse nécessaire au maniement du corps malade, que se construit et se constitue ce film.

La mort et les différentes manières de l’appréhender selon son âge et sa sensibilité, sont au centre de la proposition. Sol pose des questions sur sa famille, sur la fin du monde ; elle se demande même si le lieu où l’on dort peut nous rendre malades du cancer et elle se rapproche de la nature, des animaux silencieux et des ressources paisibles parmi les arbres du jardin. Les insectes gardiens forment alors une toile de fond qu’elle se construit pour se rassurer.

L’eau est également déterminante dans ces croyances : des toilettes publiques à la salle de bains où les corps mis à nu tentent de se détendre, à la cuisine comme prétendu refuge de convivialité, les espaces domestiques sollicitent l’élément aquatique, celui qui nettoie, celui qui purifie dans les rituels devenus triviaux et quotidiens, celui qui apaise, ou encore celui qui éveille aux rêves dans la pensée bachelardienne. Le feu est également mobilisé dans un rituel exorciste : « Yo soy bien fregona », dit cette chamane chargée de nettoyer la maison pour faire fuir les mauvais esprits, sous le regard perplexe du chien de la famille et l’œil amusé de la jeune Sol. Mais il est un autre rituel : celui de l’anniversaire, probablement le dernier, de Tona, le père de Sol, qui est la trame de fond unissant les personnages ou qui tente de le faire, en dépit de la douleur et des difficultés financières dans un pays où les traitements, les plus coûteux en l’occurrence, sont à la charge du malade et de ses proches.

Du point de vue technique, Lila Áviles a recours à un casting composé pour moitié d’acteurs professionnels et pour moitié non professionnels, ce savoureux mélange auquel les amateurs du cinéma d’auteur sont désormais habitués, et qui donne toute sa fraîcheur au film. La naïveté attendrissante des enfants nous émeut: c’est le fruit d’un travail de confiance créé avec les acteurs. Lila Áviles vient du milieu de l’opéra – la première séquence du film est sans doute un clin d’œil à ce parcours – mais elle n’a pas de formation académique de cinéaste. Le film est tourné caméra à l’épaule et le spectateur est ainsi invité à accompagner les personnages dans l’organisation de cette fête d’anniversaire. Mais, aussi puissant soit-il, le vœu associé aux bougies que l’on souffle n’a malheureusement pas la force de dépasser la maladie : il restera le totem, le souvenir et la complicité ; comme une brise qui passe à travers le rideau d’une fenêtre ouverte ou comme la réincarnation dans un insecte, qui nous accompagnera autrement au quotidien.

Ce film est enfin un révélateur du rôle de plus en plus déterminant des enfants au cinéma et de cette focalisation particulière, celle de leur regard, pour se décentrer et considérer le monde environnant avec une distance critique. On y trouvera pêle-mêle des impressions similaires à Lobos de Samuel Kishi au Mexique (2019) pour la complicité entre les enfants face aux incongruités du monde adulte, à La ciénaga de Lucrecia Martel en Argentine (2001) en raison de cette intégration du spectateur dans la famille que l’on accompagne presque en huis-clos, Estiu 93 de Carla Simón en Espagne (2017) pour l’intériorisation de la souffrance d’une petite fille – rappelons qu’infans, c’est ce moment où l’on n’a pas encore une élaboration suffisante du langage pour formuler correctement ses émotions et pour pouvoir en faire part –, ou enfin Litigante de Franco Lolli en Colombie (2019) qui fait le choix de prendre de front la question du cancer et le bouleversement que la maladie crée au sein d’une famille.

Puisse Tótem être un pansement ou un baume cathartique couvrant certaines de ces cicatrices qui fondent les étapes de la vie.

Audrey Louyer


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