Films
En bonne compagnie
"N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. »
Simone de Beauvoir - Le deuxième sexe
« Je préfère quand le spectateur sort avec des questions plutôt qu’avec des réponses »
Louis Malle
Ce qui m’a tout d’abord frappé dans Las buenas compañías, deuxième long-métrage de Silvia Munt, réalisatrice et actrice espagnole, c’est la technique cinématographique, le travail minutieux opéré sur la perspective narrative. Dès les premières minutes du film, les principes sont posés : ce que le spectateur verra, entendra et même percevra à l’écran reflétera exactement ce que le personnage principal, à savoir Béa, verra, etc. Ce que nous voyons en premier, c‘est le visage de Béa. Nous entendons ensuite des voix de femmes de plus en plus perceptibles autour d’elle. Mais nous ne découvrons l’origine de ces voix que quand elle se décide à poser son regard ailleurs, à se déplacer. Ce procédé vise bien sûr à ce que le spectateur s’identifie à Béa, se mette dans sa peau. Mais dans ce cas précis, le procédé n’est pas aussi didactique qu’il n’y paraît. Notre héroïne parle peu et nous laisse imaginer bon nombre de choses. Il y a beaucoup de non-dits, de silences qui en disent long, et c’est ce qui fait le charme et la beauté de ce film. Le spectateur est invité à remplir les vides, à comprendre l’implicite ! Cette invitation à la déduction, ce jeu intellectuel, a un double effet : d’une part, le spectateur n’a pas une attitude passive, il va devoir se poser des questions : la réalisatrice ne lui sert pas tout sur un plateau ; d’autre part la déduction amène d’autres considérations : déduire facilement et « tacitement », c’est penser qu’une chose va de soi, que dans un contexte donné, elle apparait comme une norme. Or, dans le film, cette « norme sociale" a souvent pour objet la violence subie par les femmes. (le viol par le beau-père, la mort de la tante ). Ainsi de témoin, on peut devenir complice.
« Errenteria, 1977 - Aministia Osoa » («Amnistie pour tous»)
Ce contexte (spatio-temporel) est naturellement donné par la réalisatrice, qui ne nous laisse pas complètement dans le flou. On peut lire sur l’écran : Errenteria, 1977. Nous sommes au Pays basque, dans une ville industrielle en 1977. Franco est mort et l’Espagne va connaître ses premières élections générales, libres et démocratiques, après de trop longues décennies de dictature. On réclame l’amnistie pour les prisonniers politiques. Un vent de liberté commence à souffler sur l’Espagne. La protagoniste Béa, interprétée par la jeune Alicia Falcó ( un mélange de douceur et de colère contenue) , en est la chantre : elle fume des joints, joue de la guitare, chante du rock, porte des jeans mais surtout fait partie d’un groupe d’activistes féministes, qui luttent notamment pour le droit à l’avortement en réclamant l’amnistie pour les 11 de Basauri, (9 jeunes femmes inculpées pour avoir avorté, une femme pour avoir pratiqué les avortements et un homme pour avoir incité à l’avortement). Ces activistes ne se contentent d’ailleurs pas seulement de militer en faveur de la légalisation de l’avortement mais elles viennent en aide à celles qui souhaitent avorter. La réalisatrice a voulu rendre hommage à ces femmes et rappeler un épisode de l’histoire espagnole qu’elle juge trop sommairement traité. Pour reprendre ses propos, Silvia Munt a voulu « pouvoir partager ce qui s’était passé, ce qu’on ne sait pas et les (les femmes de cette génération) sortir du silence ».
«Las chicas buenas van al cielo, y las malas a todas partes»
(«Les filles sages vont au ciel, les autres où elles veulent»)
En 1977, début de la transition démocratique en Espagne, les groupes de féministes espagnoles militent également pour une sexualité libre. Les femmes doivent être totalement libres, ne plus jamais être soumises. Cela va être le cas de notre héroïne. Las Buenas compañías (titre français : En bonne compagnie) est aussi un récit d’apprentissage, un voyage initiatique. Ce voyage, passage de l’adolescence à l’âge adulte, est suggéré à maintes reprises d’une manière figurée. Béa est ainsi filmée, contemplative, dans différents moyens de transport (un train, un bus, une voiture.). Elle va se construire à travers le film. Au début du film, elle est couchée sur le sol, il fait nuit noire. À la fin, elle est assise à l’arrière d’une voiture, le soleil inonde son regard et son visage. Le parcours initiatique n’est pas fini, il se poursuit mais cette fois-ci en plein soleil. Quelle jolie métaphore ! Elle a découvert et assumé son homosexualité, est tombée amoureuse et a réussi à communiquer avec ses parents. Libérée et plus forte que jamais, elle est prête à aller de l’avant et à s’émanciper. Elle ne regarde plus le ciel et les étoiles mais regarde droit devant elle.
« Por eso digo que hay que estar atentos, pero no hay que tener miedo, porque el miedo paraliza y si nos paralizamos, viene el conservadurismo. »
(«C’est pour cette raison que nous devons rester vigilants, mais nous ne devons pas avoir peur, parce que la peur paralyse et si nous sommes paralysés, le conservatisme rapplique»)
Silvia Munt, interview sur Cadena Ser
Mais comment se construire quand les modèles féminins que nous avons sous les yeux ne représentent pas un idéal ? Béa ne veut ressembler ni à sa mère, ni à sa tante. Elle veut être guitariste comme son père. La première fois que nous voyons sa mère dans le film est révélatrice : cette dernière est à quatre pattes par terre en train de nettoyer le sol. Rappelons que c’est le regard de Béa qui nous accompagne. Elle travaille comme domestique pour une famille riche. Béa ne supporte pas cette attitude de soumission, qu’elle soit sociale ou maritale. Sa mère et sa tante, selon elle, se comportent comme des « bonniches ». Elle préfère donc s’identifier à son père, musicien en prison, probablement pour des raisons politiques. Avec sa mère, la communication n’est pas simple. Celle-ci lui reproche de ne jamais lui parler et de se confier uniquement à son père. C’est d’ailleurs à ce dernier que Béa annonce son homosexualité et ses projets. Et pourtant, c’est à partir du moment où la mère et la fille se parleront enfin à cœur ouvert que Béa se sentira vraiment libérée. Les scènes entre Béa et sa mère, interprétée par Itziar Ituño (déjà géniale dans la série Intimidad) sont particulièrement intenses. Les deux actrices expriment toute une palette d’émotions mais la plus belle scène reste celle où elles échangent des regards sans mot dire à travers le rétroviseur d’une voiture. L’ultime échange entre la fille et la mère m’a rappelé celui du film argentin, Camila sortira ce soir de Inés María Barrionuevo, où la mère dit à sa fille, qu’elle sait qu’elle ira bien car elle est forte et qu’elle ne craint rien. Une nouvelle génération de femmes est arrivée. Les filles seront plus indépendantes que leurs mères car elles n’ont jamais appris à être soumises. C’est ce même message que veulent délivrer ces deux réalisatrices. En Argentine, la légalisation de l’avortement est très récente (2020) tandis qu’en Espagne, l’extrême-droite (Un parti politique qui, comble d’ironie, s’appelle Vox, alors que ses adeptes veulent faire taire « la voix » des femmes) veut remettre en cause les droits des femmes. Dans ce film, le message est clair : le temps de la femme soumise est révolu.
«Nadie te quiere ya. ¿Qué vas a hacer? ¿A dónde irás así, mujer?»
(«Plus personne ne t’aime. Que vas-tu faire ? où iras-tu, femme ?»)
Nadie te quiere ya de Los brincos.
Notre héroïne chante à deux reprises cette chanson rock des années 60 aux paroles insipides et qui semblent un peu misogynes, impliquant qu’une femme sans homme ne serait rien… Dans le film, les deux figures féminines importantes dans la vie de Béa sont sa mère et sa tante, deux femmes soumises à leur mari. Béa aimerait qu’elles se comportent autrement. Elle leur dit plusieurs fois qu’elles doivent d’abord penser à elles-mêmes. Ce sera un échec, tant le poids de la société issue de la dictature pèse sur leurs épaules. Au passage, le film nous rappelle à quel point il est nécessaire que l’avortement soit légalisé et surtout qu’il ne soit pas considéré comme un acte honteux. La société (de l’époque) ne cesse de rappeler aux femmes la manière dont elles doivent se conduire en les culpabilisant ; scène tragique où la tante qui a essayé d’avorter toute seule, écoute une émission de radio, où l’on dit les pires horreurs sur des femmes comme elle. Le vocabulaire employé par Béa n’est pas en reste, elle qui pourtant rejette cette domination masculine ; douce ironie quand son père lui rappelle que quand elle parle de son oncle en utilisant l’insulte « hijo de puta », elle insulte sa propre grand-mère…Ce poids est bien sûr accentué du fait de leur position sociale. Miren, jeune fille issue d’un milieu aisé, a également des problèmes liés à sa condition de femme mais ses moyens financiers lui permettent néanmoins de pouvoir fuir ou de se rendre en France pour pouvoir avorter dans de bonnes conditions. Une des jeunes activistes refusera son argent au moment de payer l’essence, histoire de lui faire comprendre que toutes les femmes sont dans le même panier et doivent s’entraider !
«Nosotras parimos, Nosotras decidimos»
(«Nous accouchons, Nous décidons»)
Certains diront - et d’ailleurs ont écrit cette platitude - que ce film prêchait déjà des convaincu(e)s. Certes, et pourtant, force est de constater que la liberté d’expression représente toujours une menace pour les partis extrêmes qui se prétendent libéraux tout en étant liberticides. Si ces partis essayent de « faire taire » la vérité historique et toute expression artistique qui n’est pas conforme à leur façon de penser (je mets volontairement le singulier!), c’est qu’il est toujours utile de prêcher des convaincu(e)s et surtout de rappeler que la liberté, fruit de luttes acharnées, est fragile et sans cesse en danger.