Films
Suro
trouvent leur intérêt dans la stabilité ; or celle-ci est menacée par l’inégalité. »
L’homme et la nature de Peter Wohlleben.
«Y todo va cayendo lento hasta el final, mientras tú y yo bailamos».
Le premier long-métrage de Mikel Gurrea commence au beau milieu d’une fête assez bruyante. On y célèbre le « nouveau départ » d’un couple : Helena et Ivan. Ces derniers ont l’air particulièrement heureux, mais surtout soudés. Ils ne font qu’un : ils exécutent ensemble la même chorégraphie. Mais cette symbiose rythmique parfaite est contrebalancée par les paroles prophétiques de la chanson sur laquelle ils dansent : « Tout va s’effondrer lentement jusqu’au la fin pendant que toi et moi nous dansons ». La tragédie est d’ores et déjà annoncée et à la fin du film, un des deux personnages dansera seul sous le regard de l’autre.
Puis nous avons une ellipse temporelle avec un gros plan sur une maison au milieu des bois. Le silence règne et on retrouve notre couple en train de faire des projets d’avenir. Lors d’un court échange avec un troisième personnage, le décor est planté. Helena et Ivan interprétés respectivement par Vicky Luengo et Pol López, un couple d’architectes barcelonais viennent d’hériter de cette maison, de son terrain et d’un âne. Helena est enceinte et tout semble parfait. On apprend également un peu plus tard qu’ils ont également hérité d’une plantation de chêne-liège, dont ils vont devoir s’occuper pour avoir une source de revenus. La fameuse gestion de ce domaine et de cet héritage « campagnard » est ce qui va conduire à la lente désagrégation du couple.
Que trouve-t-on sous l’écorce ?
Les divergences sur la gestion du domaine et sur les rénovations de la maison apparaissent dès les premiers échanges entre les protagonistes. Ces désaccords qui se règlent d’abord gentiment et avec humour sur l’oreiller finiront par faire exploser le couple. Au fur et à mesure que les chênes sont dépouillés de leur écorce, les protagonistes nous laissent entrevoir leur véritable « moi intérieur ». Cet effeuillage émotionnel est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Au début du film, Ivan se présente comme un idéaliste : Il préférerait employer des ouvriers locaux et qualifiés plutôt que de passer par les services d’un entrepreneur sans scrupules. Bien sûr, les gains ne sont pas les mêmes à l’arrivée et Elena est là pour le lui rappeler. Elena semble, en effet, plus pragmatique et plus froide. En même temps, elle a davantage le sens des responsabilités. Tandis qu’Ivan essaye de s’intégrer ( il décide de passer du temps avec les ouvriers pour apprendre leurs techniques et partager leur labeur. ), elle décide de réparer seule la citerne (bassin) indispensable en cas d’incendie. Autre divergence de taille, Elena veut transformer la maison rurale en une villa avec piscine, ce qu’Ivan ne considère pas comme une priorité. Cet antagonisme « manichéen » va se fissurer petit à petit. La réalité, de cette nouvelle existence, va faire craquer le vernis de l’idéalisme de l’un et du pragmatisme de l’autre et les rôles seront plus ou moins intervertis. C’est d’autant plus intéressant qu’au début du film, nous ne savons rien de leur passé, de leur mode de vie à Barcelone. Nous sommes donc invités à déconstruire nos propres stéréotypes sur des citadins venant s’installer à la campagne.
Le réalisme social
Les éléments qui vont provoquer des dissensions au sein du couple sont multiples mais le conflit le plus violent va être généré par l’apparition d’un nouveau personnage : Karim. (Ilyass El Ouahdani). Ivan va décider, sans l’accord de sa femme, d’inviter chez eux un jeune immigré marocain faisant partie de l’équipe des écorceurs. Mikel Gurrea a en effet choisi de nous montrer tous les aspects du travail des écorceurs de chêne-liège de la région de l’Alt Empordà en Catalogne. Il a d’ailleurs tourné son film pendant la saison de la levée du liège avec de vrais ouvriers agricoles afin de montrer les techniques d’écorçage (très méticuleuses afin que l’écorce puisse repousser régulièrement), le dur labeur que cela représente (un métier manuel et très physique), la difficile cohabitation entre les ouvriers locaux et les immigrés, la façon dont sont traités ces immigrés, les problèmes environnementaux, etc. L’autre aspect particulièrement réaliste et réussi du film, c’est l’emploi de différentes langues : on y parle catalan, castillan, marocain et même français…Ainsi l’inégalité sociale, source de tensions, est-elle accentuée par l’inégalité et l’incompréhension linguistique. Ce qui provoquera un drame. Cette inégalité existe également à l’intérieur du couple : Helena a un avantage sur Ivan car elle peut communiquer verbalement avec Karim, grâce au français.
Un thriller rural efficace et métaphysique.
Les tensions grandissent petit à petit et un drame - ou plusieurs - semble inéluctable. Ces tensions s’accumulent et convergent : à l’intérieur du couple et parmi les écorceurs. La nature omniprésente, à laquelle il faut s’adapter, renforce ce sentiment de catastrophe imminente. C’est ainsi que Mikel Gurrea définit l’atmosphère du film : « Le temps était chaud et sec, avec des vents forts et la menace constante d’incendies de forêt. La tension était renforcée par le fait que tous les hommes brandissaient des haches. ». Comble de l’ironie : alors que la forêt est immense et que les personnages sont en plein air, on a le sentiment qu’ils sont enfermés car ils ne sortent quasiment jamais de leur domaine. De ce fait, le film fonctionne un peu comme un huis-clos viril. Or, comme dans le film « As bestas » de Rodrigo Sorogoyen, les hommes finiront par se comporter comme des bêtes. Et Helena, seule femme parmi les hommes, devra se lancer dans une danse - transe cathartique - pour se libérer de toute cette folie…Plusieurs thèmes de société sont abordés avec justesse pour amener les spectateurs à s’interroger sur le concept de virilité, sur la vie en société, sur l’écologie. Le film se termine sur une vision apocalyptique qui interpelle sur le comportement humain et rappelle la chanson du début du film : on continue à danser pendant que le monde s’écroule !