Films
Trenque Lauquen
Es la historia de un amor
Ezequiel est joué par Ezequiel Pierri, acteur non professionnel, mari de la réalisatrice et producteur du film, et Rafael est incarné par Rafael Spregelburd, dramaturge que les connaisseurs de Zama, de Lucrecia Martel, ont eu l'occasion de voir à l'écran : détenant chacun une partie de l'histoire, ils partent à la recherche de la femme qu'ils aiment, Laura (Laura Paredes). La conversation initiale pose d'emblée le protocole : si le spectateur veut comprendre, il lui faudra être patient et participer au travail de reconstruction de ce puzzle gigantesque dont le moteur, bien souvent, est celui de l'amour. S'enchaîne alors une succession de tours d'écrous : à ce récit-cadre de l'ordre du road movie s'ajoutent les lettres cachées dans une collection de livres de la bibliothèque (de Babel ?), une histoire du passé à reconstituer comme un jeu de piste à ciel ouvert, un scandale politique dans une petite ville de province et, finalement, un tournant à 180° vers la science-fiction, à cette différence près qu'on ne pourra qu'imaginer ce « monstre » du sommeil de la raison goyesque.
Trenque Lauquen, le lac qui ne tourne pas rond
Le titre du film vient d'une petite ville de la province de Buenos Aires, à plus de 400 kilomètres de la capitale, que la réalisatrice connaît bien, car sa famille en est originaire et qu'elle y a tourné un court-métrage en 2007 intitulé Tres juntos. Les ellipses temporelles oblitèrent une trame dont le fil conducteur reste ce lieu, dont on ne verra que quelques espaces. La photographie efface les contours contrastés et semble privilégier la continuité des lignes ; le récit n'étant pas linéaire, l'enjeu esthétique repose donc sur l'homogénéité des plans qui permet de créer un environnement, une atmosphère, cette inquiétante étrangeté qui donne à ce long-métrage ses traits de fantastique, ou plus précisément d'insolite du quotidien. Du point de vue technique, l'utilisation de la panoramique droite/gauche, qui inverse la lecture traditionnelle de l'image, contribue elle aussi à ce climat surprenant.
Paroles, paroles, paroles...
Les mots sont des outils de langage et Laura Citarella en explore les possibles : parfois riches de leur simple sonorité, il arrive que des phrases soient répétées et éclairent alors le contexte de manière bien plus évidente. De même qu'un personnage de Mullholland Drive déconstruisait l'illusion théâtrale en annonçant « No hay banda » chez David Lynch, certains passages du film nous montrent à quel point les mots sont d'un pauvre secours face au constat de l'apparition d'un phénomène impossible. Le travail du son, aux soins de Marcos Canosa, est une réussite, et son effet est d'autant plus efficace qu'il est articulé à un montage qui rompt avec les rythmes classiques auxquels beaucoup de séries nous soumettent. Mais ce n'est pas pour autant un voyage sonore exclusivement expérimental : on en veut pour preuve la ballade qui accompagne Chicho dans sa quête, « Los Caminos » de Miro y su fabulosa orquesta de juguete, leitmotiv d'une recherche d'un temps à retrouver.
Tourner aujourd'hui en Argentine
Il y a eu le Tercer Cine, et puis il y a, depuis les années 2000, le collectif El Pampero Cine. On connaît le groupe en raison de cet OVNI cinématographique qu'est La Flor, de Mariano Llinás, d'ailleurs très bien accueilli au festival de Biarritz de 2018. Ce que nous donne à voir le film de Laura Citarella, c'est un cinéma exigeant, où les allusions intertextuelles sont nombreuses, mais aussi un cinéma qui dépasse les bombardements de multiples images à la seconde et qui prend le temps de déployer une histoire qui nous expose à ce que l'on pourrait appeler de la poésie visuelle. Et on en redemande.