Films

Affiche

Un Film de Vicente Aranda
Avec Victoria Abril, Lou Castel, Fernando Sancho
Espagne | 1976
Cambio de Sexo (Je veux être femme)
Avec Cambio de Sexo (Je veux être femme), Karma Films nous fait plonger dans une œuvre importante du début de la Transition Démocratique espagnole (1976) - jusque-là pratiquement invisible en France – connue pour être, à la fois le premier film à s’être intéressé de façon explicite à la question de la transsexualité dans le pays, mais également pour avoir marqué la rencontre entre un cinéaste espagnol majeur (Vicente Aranda) et celle qui deviendra sa muse : Victoria Abril (Cambio de Sexo est le premier des dix films qu’ils feront ensemble jusqu’au décès du cinéaste). Un portrait intime et audacieux sur l’affirmation de soi et le désir de réalisation.

Il serait tout d’abord tentant de voir dans le postulat du film un écho métaphorique à la situation politique d’un pays, lui-même confronté à une « transition » : Cambio de Sexo (1976) sort dans les mois suivant la mort du Caudillo qui voit s’installer la période de Transition Démocratique en Espagne jusqu’en 1982. Il ne faut d’ailleurs pas voir là un quelconque opportunisme de la part de Vicente Aranda, dont l’idée du scénario remontait à 1972 (comme le rappelait l’historien du cinéma Luis E. Pares en préambule d’une diffusion récente du film sur TVE) et la lecture d’un article du Nouvel Observateur relatant une opération de changement de sexe ayant conduit à la mort du patient. Moins d’un an avant cela, en 1971, sortait d’ailleurs sur les écrans espagnols l’excellent Mi Querida Señorita, dont le script dut subir de nombreux aménagements de la part des deux scénaristes Jaime De Armiñan (également réalisateur du film) et José Luis Borau afin de satisfaire aux exigences de la censure en vigueur. En 1976, la disparition programmée du code de censure (définitivement abrogé en 1977) et l’ouverture rendant possible l’évocation directe de sujets - jusque-là - tabous dans la fiction allaient permettre à Aranda de mettre enfin sur pied son film, longtemps resté en sommeil, car son scénario avait été préalablement rejeté à plusieurs reprises par la commission de contrôle.

Comme nombre de ses collègues auteurs et réalisateurs, le cinéaste barcelonais – réputé pour son audace et son goût de la provocation - avait travaillé pendant plusieurs années dans le cinéma de genre, s’adaptant plus ou moins aux goûts du moment, et ce dans le but de survivre à la crise de production de la fin des années 1960 en Espagne. Si Fata Morgana (1965) – première de ses réalisations signées de son seul nom – s’était rapidement imposée comme une des œuvres emblématiques de L’École de Barcelone (1), tout en proposant cela dit une intrigue teintée de science-fiction, ses films suivants allaient emprunter diverses formes génériques : Las Crueles (1969) était une tentative réussie de thriller macabre lorgnant vers le giallo italien, alors que La Mariée Ensanglantée (La Novia Ensangrentada, 1972) mêlait fantaterror, érotisme et expérimentation « pop ». Seule Clara es el precio (1974), tournée au crépuscule de la dictature, reste une œuvre plus difficile à définir.

 

 

 

Cambio de Sexo est connu en Espagne pour avoir été le premier film à parler très explicitement de la transsexualité, notamment de tout ce qui concerne le processus médical de changement de sexe (élément totalement évacué des films antérieurs s’étant intéressés, de près ou de loin, au sujet). Ce qui frappe à sa découverte, c’est le savant dosage qu’il propose entre des scènes audacieuses (et totalement inédites pour l’époque) et des éléments plus classiques du récit d’apprentissage tels que : la fuite de la campagne vers la ville, les bonnes et les mauvaises rencontres, l’expérience du monde, l’ouverture à de nouveaux possibles, etc.. Bien qu’Aranda ne se prive pas de critiquer un certain état de la société, soit l’héritage tenace du modèle franquiste dans lequel l’homme est voué à incarner une figure virile/héroïque - quand la femme se doit, elle, de rester docile et aimante – qui parasite le désir d’émancipation d’une partie de la société, l’histoire épouse constamment le point de vue intime du personnage principal, l’accompagne avec délicatesse dans son parcours vers la recherche puis l’affirmation de soi (quiero ser mujer). Le film multiplie ainsi les plans muets face-caméra ou face au reflet d’un miroir, le laissant pour ainsi dire face à lui-même, dans lesquels brille le jeu de Victoria Abril qui parvient à donner corps à un questionnement profond, et difficile à communiquer par les mots. Malgré certains atours frondeurs, assez typiques de son réalisateur, Cambio de Sexo est avant tout un grand voyage intérieur, sensible et poignant.

Aranda avait revendiqué le choix de l’actrice en raison de son physique androgyne, ce qui allait lui permettre de représenter plus concrètement la notion de choix, à l’image d’un prénom composé et idéalement réversible (José María/María José). Une première scène déterminante voit un client de l’hôtel-restaurant dans lequel travaille la famille de José María l’appeler señorita, car il porte les cheveux mi-longs (à la mode de l’époque pour les garçons et renvoyant à une certaine libéralisation des codes vestimentaires et physiques), signal intolérable pour ses parents qui vont s’empresser de lui faire couper les cheveux. Leurs tentatives d’amener leur enfant vers la normalité se solderont par des échecs et ne feront que nourrir d’autant plus facilement son désir de fuite et d’émancipation.


Incompris et rejeté au sein de son foyer, le personnage trouve à son arrivée à Barcelone une famille de substitution, dont un possible modèle (Bibiana « Bibi » Andersen (2), ici dans son propre rôle, qu'Aranda avait découverte peu avant le tournage lors d’un numéro de cabaret et qu'il souhaitera intégrer à son film pour y apporter un élément documentaire, prenant par la même occasion le pouls de la Movida naissante) mais aussi des alliés plus inattendus, comme la tenancière âgée et compréhensive de la pension - incarnée par la prolifique Rafaela Aparicio - qui tranche avec les deux logeuses acariâtres de Mi Querida Señorita. Et également un homme à aimer (Dúran)... Il faut tout de même signaler la complicité entretenue avec sa sœur Lolita, qui semble ouvrir une voie d’acceptation parmi la nouvelle génération d’alors. C’est d’ailleurs par ses yeux que nous découvrons en quelque sorte María José lorsque Lolita lui rend visite. On ne peut s’empêcher de mettre en parallèle la révélation progressive de ce personnage (à lui-même, au spectateur) dans le récit, et celle, plus métafilmique de son interprète (Victoria Abril), qui se révèle en tant qu’actrice à l’occasion du film. Dans tous les cas, il n’en faudra pas tant pour reconnaitre sa performance admirable, qui va marquer le point de départ d’une des grandes collaborations du cinéma espagnol des trois décennies à venir : Vicente Aranda/Victoria Abril.

Le réalisateur ne se départ pas de thèmes fétiches et d’obsessions récurrentes. On peut - entre autres - remarquer ici les touches mélodramatiques distillées lorsqu’il laisse planer un doute quant aux motivations réelles de Dúran (Lou Castel), le patron du cabaret qui engage María José pour un numéro dansé (et dont elle va s’éprendre) et la modèle avec la participation de Bibi. Une liaison préalable entre Bibi et Dúran est d’autre part plus ou moins suggérée, donnant pendant un temps à l’histoire un goût de triangle amoureux trouble, comme ceux qu’affectionnera notamment Aranda par la suite (Amantes, Intruso, etc.). Il appartiendra in fine à María José, et à elle seule de trouver son chemin.

 

Il ne faut pas rater Cambio de Sexo dont le culte de l’autre côté des Pyrénées est on ne peut plus justifié.

 

Notes

     (1)   Mouvement de jeunes cinéastes catalans constitué au milieu des années 1960, refusant les canons stylistiques du cinéma traditionnel et tourné vers l’expérimentation formelle, le surréalisme et l’imaginaire. Avec Vicente Aranda, Joaquim Jordà, Jorge Grau et Gonzalo Suárez en sont les figures principales.

 

    (2)   Aujourd’hui Bibiana Fernández, elle deviendra une actrice inoubliable et récurrente chez Almodóvar (Matador, La Loi du désir, Talons Aiguilles, Kika), Fernando Trueba ou Álex de la Iglesia.


Martin Vagnoni


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