Films
La ville des prodiges
Le réalisateur Lluís Danés nous précise, en effet, dès le début du film que nous nous trouvons dans la Barcelone du début du XXème siècle (précisément en 1912) et que l'histoire est basée sur des faits réels. Barcelone connaît alors un développement industriel et urbain certes impressionnant mais surtout chaotique ; la population de la ville ayant doublé en cinquante ans (entre 1850 et 1900) en raison d'un exode rural massif. Les plans d'ensemble sur la ville en 1912 sont rares et éphémères dans le film. Le réalisateur ne s'attarde pas sur le cadre d'ensemble et nous plonge très rapidement dans le ventre de la ville. Un ventre qu'Eduardo Mendoza décrit en ces termes dans son roman, La ville des prodiges, dont l'action se situe à peu près au même moment : « À cette époque, telle la femelle d'une espèce étrange qui vient de mettre bas une nombreuse portée, Barcelone gisait exsangue et éventrée ; des lézardes suintaient des flux pestilentiels, des effluves puants rendaient irrespirable l'air des rues et des habitations. ».
Il s'agit bien évidemment de la partie la plus misérable de la ville, et notamment du quartier El Raval. En réalité, deux villes coexistent : celle que nous venons de décrire, celle de la misère la plus totale, et une ville opulente de riches bourgeois où de grands architectes rivalisent d'innovations (La Barcelone de Gaudí).
Enriqueta Martí, « la vampira de Barcelona", une tueuse en série ?
Le titre du film est différent en Espagne : La vampira de Barcelona. Probablement parce qu'il appartient à l'imaginaire collectif catalan. Il s'agit d'un fait divers, une horrible histoire d'enlèvements et de meurtres d'enfants. Cette histoire a connu une postérité littéraire et artistique impressionnante : des romans, des pièces de théâtre et même une comédie musicale ! Si certains déclarent Enriqueta Martí coupable, d'autres prennent sa défense. Dans le film Les mystères de Barcelone, le boulanger, qui recherche sa fille disparue, parle en ces termes de celle que les journalistes appellent déjà la vampire de Barcelone : « Peut-être qu'elle l'est. Ou peut-être pas. Elle n'est pas la seule coupable dans cette histoire. ». Ce qui intéresse Lluís Danés, dans ce mythe, ce n'est pas de savoir si elle était coupable, mais de révéler une autre vérité, une vérité plus universelle. Il semble nous dire que de toute façon nous ne connaîtrons jamais le fin mot de l'histoire. Dans le film, en effet, il montre à quel point l'enquête a été bâclée ( appartement perquisitionné longtemps après l'arrestation, un policier qui transmet tous les témoignages à la presse, etc.). Les journalistes, quant à eux, se sont contentés de créer un mythe, dénaturant ainsi encore davantage la vérité. Le protagoniste, interprété par Roger Casamajor, résume la fonction de journaliste en ces termes : « on peut inventer une histoire de vampire mais pas dire la vérité », l'essentiel étant de vendre, quitte à déclarer une personne coupable avant la justice. Quand on voit la prospérité du mythe, on peut se dire que les journalistes ont rempli cette mission avec brio !
La semaine tragique
Le directeur du journal, qui n'est autre que l'oncle du protagoniste, nous en dit en plus long sur le rôle de la presse : toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire surtout quand des bourgeois pourraient être impliqués. Il faut éviter que se reproduise la semaine tragique : un mouvement de grève général qui s'est terminé par une insurrection populaire. Autrement dit, il faut maintenir l'ordre établi, l'ordre bourgeois. Nous l'avons dit plus haut : Barcelone est composée de deux villes, de deux mondes ; celui de l'opulence et celui de la misère. Les riches contrôlent tout (la presse, la police, la justice) et ils ne veulent surtout pas que ça change. Quand les enfants des pauvres disparaissent, ils s'en fichent. L'enquête ne commence que parce qu'une fillette bourgeoise disparaît. L'ascension sociale semble d'ailleurs impossible. La prostituée qui rêve de devenir chanteuse d'opéra et de partir en Italie est la risée des Bourgeois lors de son audition au théâtre. Ces deux mondes sont irréconciliables, puisque les très riches se servent des très pauvres « pour satisfaire leur vice » comme le dit l'un des personnages du film. Cette critique des inégalités sociales nous rappelle des films, qui sont le reflet de notre époque, comme Parasite de Bong Joon Ho, signe que les choses n'ont pas vraiment changé.
Ombres et lumières
L'opposition entre les deux mondes est également d'ordre esthétique dans le film. Celui-ci est principalement en noir et blanc. Les quartiers populaires sont plus sombres et lugubres alors que l'univers des riches est beaucoup plus lumineux. Dans le théâtre, lieu de la représentation tant sociale qu'artistique ( les spectateurs portent des masques ), les lumières sont très fortes, comme pour marquer la puissance et l'industrialisation de cette partie de la ville. La couleur n'est pas totalement absente du film. Le réalisateur choisit de l'intégrer à des moments très particuliers : le film est en couleur à l'intérieur du bordel, lieu de rencontre entre les deux mondes. Mais ce « retour vers le futur » rend surtout ce moment du récit plus contemporain. Le rouge vient, quant à lui, se superposer sur le noir et blanc quand il s'agit de représenter le sang ou un ciel teinté de sang. Cela nous rappelle que le film est un conte horrifique. Ce ciel, qui a d'ailleurs des yeux menaçants, et qui s'apprête à dévorer la ville, nous rappelle le Dracula de Francis Ford Coppola et d'autres films de vampire. Enfin, la robe de la prostituée est rouge vif lors de son audition au théâtre. Est-ce simplement pour nous rappeler qu'elle n'est pas à sa place dans ce monde de riches ?
L'histoire du 7ème art
Les mystères de Barcelone ont remporté 5 Gaudí dont celui du meilleur film. Ces prix ont principalement récompensé le travail technique et artistique. Ce film est une leçon d'histoire du cinéma. Le réalisateur illustre cette histoire en utilisant différentes techniques cinématographiques : les illusions optiques, le théâtre d'ombres, l'utilisation de papier découpé, l'animation, le cinéma muet avec les dialogues écrits sur l'écran, etc. Un morceau de bravoure. Cet hommage se poursuit dans l'histoire elle-même : le cinéma forain est représenté, le protagoniste prend des photos et les développe dans sa chambre noire, etc. C'est un véritable hommage que le réalisateur rend à la technique cinématographique.
Une mise en scène onirique
Ce travail sur la technique cinématographique ne donne pas un caractère très réaliste au film.
C'est un monde onirique, ou plutôt cauchemardesque. Nous suivons le parcours, ou les pensées du protagoniste. Le film est en grande partie basé sur son point de vue. Ce journaliste, Sebastià, se shoote à la morphine et fait beaucoup de cauchemars dans lesquels il se reproche la mort de sa jeune soeur 20 ans avant. Les ellipses temporelles entre ses cauchemars et l'enquête qu'il mène à travers El Raval, nous suggèrent qu'il ne fait plus la distinction entre la réalité et ses rêves. Le point culminant de ce cauchemar éveillé, c'est quand il rentre dans le bordel et que le film passe du noir et blanc à la couleur. Cette scène est un hommage évident à Twin Peaks de David Lynch. Sebastià ouvre un rideau rouge et entre dans un univers parallèle, dont il ne sortira pas indemne.
Derrière le rideau
Lluís Danés nous dit que ce film montre « la naissance d'un monstre dont le seul but est que de cacher les véritables monstres » Derrière le rideau, en effet, c'est l'horreur absolue. On dirait davantage une secte satanique qu'un bordel. De l'autre côté du miroir comme de l'autre côté du rideau, les personnages montrent leur vrai visage. La réalité telle que nous la percevons au quotidien n'est qu'une illusion car le monde est rongé par un mal indicible. Quel joli paradoxe ! Le cinéma, cet art de l'illusion, nous propose d'ouvrir ce rideau afin de découvrir cette réalité ou cette vérité. Mais comme le dit Sebastià : « Qui se soucie de la vérité ? » « Je suis tout seul ». Lui-même n'a le souci de la vérité que parce qu'il a vécu un traumatisme lié à la mort de sa soeur. Et c'est probablement ce qui le rend unique.