Films
Plusieurs chapitres pour approcher plusieurs oralités. Déplier le concept du travail. Mettre à plat chacune de ses nuances. En faire une étendue. Etendre la palette des concernés. Non de ceux qui vont le théoriser, mais bien de ceux qui le vivent. De ceux qui en ont hérité, de ceux qui en débutent la pratique. De ceux qui ont du travail, de ceux qui n’en ont plus. Et des nuances, encore et encore.
Parce que cela fait du bien de prendre du temps pour parler d’un sujet qui fonde notre fonctionnement sociétal. Parce qu’en parler d’un point précis permet d’en aborder les modifications, la complexité, les enjeux.
Le défi à relever : la forme. La prise de risque est concrète. Le réalisateur a pris le parti d’appliquer le split screen (la division de l’écran) sur tout le documentaire. Les perspectives sont donc variées mais toutes dans un même lieu : un bar. Il en est de même avec les dialogues, parfois divisés ou introduits avec un léger décalage. Une manière de maintenir l’attention du spectateur qui se place à l’affût des ruptures formelles, des témoins ou intervenants qui se donnent à voir, des propos qui se donnent à entendre. En ce sens, nous pouvons dire que Luis López Carrasco est un voleur d’histoires vraies.
El año del descubrimiento est une visite proposée au spectateur. Une visite du monde des travailleurs par leur image, centrée sur leurs traits, gestes, regards et une immersion dans leur condition humaine par leurs propos, jamais de monologues, toujours des extraits de dialogues. Des confessions, des aveux, des récits. Le réalisateur récolte le jus de ces entretiens et conversations qui débutent par le récit du cauchemar d’un travailleur en passant par les thèmes des préoccupations « superficielles » de certains jeunes, la recherche d’emploi, la dépression pour ceux qui l’ont perdu, les barrières imposées par la société, linguistiques, de genre, de compétences, de formations, d’études, des luttes pour les droits sociaux, des salaires et de leur valeur, de la dureté des tâches, du rythme des postes, de l’usure, de la politique, de Franco, de l’armée, de la patrie, des coupes budgétaires, des privilèges, des grèves, de l’action syndicale, de la responsabilité, de la dignité, etc.
Ce tableau de maître autour du travail est disposé au milieu d’autres repères sociétaux présents sous la forme d’archives d’informations radiodiffusées (sur la fermeture des mines en 91, sur la crise de la production des engrais, du zinc, du plomb toujours à Carthagène, l’annonce des manifestations du 3 février 1992, par exemple) de publicités télévisuelles (sur les grandes surfaces « Continente », sur le projet des JO de Barcelone en 92, sur l’exposition universelle de 1992 également). Ces transitions sont majoritairement accompagnées de titres en bandeau: « Aunque no lo recuerde, sí que lo he vivido », « Y el mundo te come a ti », « quemar un parlamento », etc. Ces repères permettent de ponctuer la maïeutique que le documentaire tisse judicieusement.
L’éventail des intervenants semble de prime abord assez large, voire trop, mais il l’est suffisamment pour que le discours original soit riche. Qui plus est, au fil de l’énonciation, ces figures et voix nous deviennent familières, de moins en moins anonymes. Et, paradoxalement, elles prennent une dimension nationale.
Luis López Carrasco a réalisé un travail monumental. Un chef d’œuvre à la recherche esthétique brillante et aux propos frontaux. Des regards obliques capturés par une caméra presque pudique, à la juxtaposition des perspectives, les contradictions qui en résultent sont porteuses de réflexion. Le spectateur devient un autre de qui nous attendons qu’il nous livre sa propre expérience, son ressenti, sa condition en tant que travailleur. Des cadres précis, des sujets bien délimités au bannissement des frontières entre la classe sociale filmée et l’éventail des multiples spectateurs, El año del descubrimiento nous empêche de détourner notre attention des mémoires vives d’une Espagne précise à une époque précise. Et si une crise oubliée était une crise répétée ? 1992… 2008… 2021 ?
Film vu au 30e festival du cinéma espagnol de Nantes en ligne. Merci à notre partenaire !