Films
Les choix du réalisateur par rapport au livre sont artistiques et esthétiques. Il y a deux différences notables. La première est la plus importante : le roman est composé de deux histoires écrites en parallèle. Cette juxtaposition s'intensifie au fur et à mesure et culmine au moment de l'attentat. L'histoire principale tourne autour de la relation entre Carlos et « la loca del frente » et l histoire secondaire est celle du couple Pinochet. Dans le roman, ce parallélisme donne un côté comique et burlesque : le dictateur est en effet tyrannisé par sa femme, dont le comportement frise l'hystérie. Cette dernière, surnommée « la vieja » par les Chiliens, ne cesse de parler de son styliste homosexuel. Le réalisateur a préféré éliminer totalement le couple Pinochet du film. Lors d'une interview, il a expliqué qu'il voulait que son film tourne essentiellement autour du personnage principal de la « loca de frente », interprété par l'acteur Alfredo Castro : ce comédien très connu au Chili devait être présent dans 99% des plans. Ce choix judicieux lui permet de respecter un autre aspect du roman lié à l'écriture : le lecteur comme le spectateur n'est pas omniscient, il se retrouve plus ou moins dans la tête du personnage principal et analyse les événements à travers son regard, dans ses propos. L'attitude de Carlos, peu loquace et mystérieux, nous amène comme 'la loca' à nous interroger sur ses intentions réelles. On pourrait rapprocher les silences de Carlos des ellipses temporelles très récurrentes dans le film. Le spectateur se sent, en ce sens, autant abandonné et délaissé que le personnage principal par Carlos, quand il disparaît.
L'autre différence importante, c'est la première scène du film, totalement inventée par le réalisateur. La rencontre entre les deux protagonistes ne se fait pas à la suite d'une fusillade dans un arrière-club clandestin de travestis. Cette scène violente n'est en effet pas présente dans le roman. Elle permet au réalisateur de situer l'action dans le Chili de la dictature de Pinochet. Ce sera la seule scène de cet acabit car comme dans le livre, Rodrigo Sepúvelda choisira ensuite de placer le contexte politique en toile de fond, en arrière-plan. Les personnages se font arrêter par les militaires, on voit des manifestations, des femmes avec les photos de leurs proches disparus etc...mais la violence reste hors champ. Le décor permet aussi métaphoriquement de mesurer la situation économique du pays. Dans le quartier de « la loca », tout est en morceaux, lézardé, sombre. La lumière ne vient que quand ils quittent Santiago et se retrouvent dans des décors naturels.
« Usted no sabe Qué es cargar con esta lepra. La gente guarda las distancias. »
« Vous ignorez ce que c'est que de se coltiner cette lèpre. Les autres gardent leurs distances. »
Manifiesto (Hablo por mi diferencia) de Pedro Lemebel
Le contexte politique est néanmoins essentiel pour comprendre le cheminement des personnages. Tout d'abord le roman, comme le film, est parti d'un fait concret et réel. Carlos est membre du Front patriotique Manuel Rodríguez, un groupe de résistance armée qui fut à l'origine d'un attentat raté contre Pinochet le 7 septembre 1986. Dans le film, le fameux Carlos est en train de préparer cet attentat avec son groupe. Il va demander à « la loca del frente » de l'aider sans lui révéler en quoi consiste réellement cette aide. Il va pour cela se servir de l'attraction que « la loca » ressent pour lui. Nous parlerons plus loin de ce jeu de dupes consenti. Il va lui demander de cacher des choses dans son appartement. « La loca » n'est pourtant pas un personnage discret. Pourquoi la choisit-il ? Le réalisateur dans une interview parle de la rencontre de deux personnages qui vivent chacun dans une clandestinité particulière. Mais « la loca » ne rentre vraiment dans la clandestinité qu'au moment où on pourrait la soupçonner d'avoir pris part à l'attentat et où Pinochet décide de renforcer la répression du fait de cet attentat. On a le sentiment qu'il l'a choisie au contraire pour son « invisibilité ». Il convient dès lors de s'interroger sur le statut des homosexuels ou des travestis pendant la dictature de Pinochet des années 80, où débutent les premières manifestations contre le pouvoir en place. Les homosexuels ont été persécutés par le régime (la dépénalisation de l'homosexualité n'aura lieu au Chili qu'en 1999) mais les militaires préfèrent se concentrer sur ceux qui représentent un danger sérieux : les groupes politiques de gauche. De plus, le modèle néolibéral chilien tolère les homosexuels riches, à l'instar du styliste de la « vieja » dans le roman. Pedro Lemebel le dira lui-même : le problème c'est d'être pauvre et homosexuel. Si « la loca » ne fait pas trop de bruit et ne s'occupe pas de politique, on la laisse tranquille ; dans le film, elle fait de la broderie pour une riche épouse de militaire. De plus, lors d'un contrôle policier, on laisse passer le couple composé de Carlos et de « la loca » habillée en femme sans trop de difficultés. Il y a plusieurs autres exemples dans le film : la « loca » n'est pas perçue comme un danger et devient invisible, comme si elle était un élément du décor. D'ailleurs quel est son nom ?
« Mi hombría no la recibí del partido Porque me rechazaron con risitas »
« Ma virilité, je ne l'ai pas obtenue du parti. Etant donné qu'ils m'ont rejeté avec leurs ricanements. »
Manifiesto (Hablo por mi diferencia) de Pedro Lemebel
Le problème est que « la loca » ne se sent pas mieux traitée par les « révolutionnaires ». Lors d'une scène de dispute avec Carlos, elle lui dit qu'elle ne fait ça (aider son mouvement) que pour lui car le pays l'a toujours mal traitée, les militaires comme les communistes. Elle ajoute :
«Si un jour vous faites une révolution qui inclue les folles, préviens-moi». Le message est clair. A cette époque, les partis politiques de gauche ne sont guère plus ouverts que la dictature envers les personnes LGTB. Carlos, lui-même, le révolutionnaire, finira par l'admettre à sa façon. Pedro Lemebel écrit à ce propos dans son Manifiesto (hablo por mi diferencia) : « Yo no voy a cambiar por el marxismo. Que me rechazo? tantas veces. No necesito cambiar. Soy ma?s subversivo que usted » « Je ne changerai pas pour le marxisme. Qui m'a rejeté tant de fois. Je n'ai pas besoin de changer. Je suis plus subversif que vous. »
« Agil y airosa la musica suena »
« Agile et légère la musique sonne » ,
extrait de la chanson Tengo miedo torero de Augusto Algueró
C'est pour cette raison, que « la loca » ne veut pas se mêler de politique et préfère la fête et le spectacle. Le film est alimenté par les danses de la « loca » et par des chansons dont les paroles scandent les différents moments de la relation entre les deux protagonistes. Les chansons sont vitales pour « la loca » ; un moyen de colorer ce monde si terne et manichéen, de le rendre plus léger. Tel un oiseau en cage, elle chante et danse car c'est sa seule manière de s'évader. Les chansons lui permettent aussi de sublimer ou de faire exister cette histoire d'amour à sens unique. La bande originale colle ainsi parfaitement à l'histoire.
« Y solo tengo ojos para mi torero »
« Et je n'ai d'yeux que pour mon toréador »
extrait de la chanson Tengo miedo torero de Augusto Algueró
La relation entre les deux protagonistes est magnifiquement résumée par « la loca » dans le roman de Pedro Lemebel : « Me enamoré de ti como una perra y tu solamente te dejaste querer ». ( « je me suis amourachée de toi à en crever et toi tu t 'es seulement laissé aimer »). Si on se pose quelques questions au début du film sur les intentions de Carlos, le doute est vite dissipé. La loca le dira très clairement : « je suis vieille mais pas stupide ». Elle a conscience qu'il se sert d'elle mais s'en moque à partir du moment où elle peut le voir. Carlos se prend néanmoins d'affection pour la Loca ; il l'emmènera voir l'océan comme il le lui avait promis mais ne lui proposera que son amitié. L'alchimie entre les deux protagonistes ou les deux acteurs est parfaite. Alfredo Castro, acteur fétiche de Pablo Larraín, est tout particulièrement touchant, dans ce rôle de travesti, prêt à se transformer en pasionaria rebelle par amour. Son personnage conclura d'ailleurs le film sur cette phrase : « No tengo amigo, tengo amor. A mi también me falló el atentado » (« je n'ai pas d'ami, seulement des amants. Pour moi aussi, cette tentative fut un échec. »)
Sébastien Maury
Marcela Said, réalisatrice chilienne, s'est illustrée au début de sa carrière dans le documentaire. Elle s'est toujours intéressée à l'histoire de son pays dans des travaux qui défient l'ordre établi; Opus Dei (2006) interroge l'influence de l'organisation catholique au Chili, I love Pinochet (2001) se centre sur les fervents défenseurs du... Lire la suite
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