Films
Car, tandis que ce qui a commencé comme une simple histoire de sexe semble se poursuivre sous nos yeux, la perspective change tout à coup quand le protagoniste Ocho dit à Javi : « j'ai une sensation étrange...j'ai l'impression de déjà te connaître ». Tout à coup, l'histoire recommence d'une autre manière, dans le passé, mais les acteurs restent identiques physiquement. Et ce ne sera pas la seule fois dans le film, où le réalisateur décidera volontairement de casser la structure linéaire ou temporelle.
Mais alors quelle est la clé de lecture de ce film ? Curieusement, j'ai d'abord pensé au célèbre conte de Charles Dickens, que nous connaissons tous, A Christmas Carol, dans lequel M. Scrooge est convié par des esprits à revisiter le passé, le présent et le futur. De la même manière, le réalisateur propose un voyage temporel, un rêve éveillé sur les chemins du temps à son personnage principal Ocho, dont le prénom peu commun est le symbole de l'infini.
Mais le voyage temporel se révèle être plus complexe : Lucio Castro a dit s'être inspiré de l'œuvre de l'écrivain argentin César Aira, lui-même fervent admirateur de Jorge Luis Borges. Ces deux écrivains ont quelques thèmes communs de prédilection qui peuvent nous éclairer sur le film : l'altérité et la réversibilité du temps. Borges écrit dans Tlön, Uqbar, Orbis Tertius que « Le présent est indéfini, le futur n'a de réalité qu'en tant qu'espoir présent, le passé n'a de réalité qu'en tant que souvenir présent » tandis qu'Aira fait dire à son narrateur dans Prins : « tout est interchangeable : chacun, y compris celui qui se cramponne à sa propre identité, est un autre en puissance ». Il y a de vraies similitudes entre le film et la nouvelle de Borges El otro, où l'auteur rencontre son moi jeune. Les phrases que prononce Ocho au moment de basculer dans le passé « rêvé » et à la fin du film font écho au texte de l'écrivain.
La comparaison ne s'arrête pas là. Le réalisateur a choisi de nous montrer des lieux qui évoquent la spirale du temps et l'altérité : Ocho va visiter le parc du labyrinthe d'Horta, et quand il arrive dans l'immeuble de Sonia, l'escalier se reflète très subtilement dans un miroir. Le choix de Barcelone est intéressant car c'est la ville de tous les contrastes, y compris d'un point de vue temporel avec ses quartiers très modernes et très anciens. La ville et ses monuments sont magnifiquement filmés et après avoir vu le film, on ne rêve que d'y aller. Un fait étrange : Barcelone, ville très touristique, paraît toujours tranquille, presque déserte. Ce détail accentue le côté onirique du film.
Mais est-ce un rêve ou voyage-t-on dans l'inconscient du personnage principal ? Le réalisateur s'amuse à éparpiller des détails, des faits qui se répètent, des objets identiques qui reviennent régulièrement dans les différentes « époques » du film : le t-shirt Kiss, un livre de Jules Verne, Autour de la lune. Quel choix de livre ironique ! Ces objets semblent être des repères dans l'esprit d'Ocho. Comme pour la madeleine de Proust, la mémoire fait appel aux cinq sens qui sont évoqués dans le film et servent de fil directeur : la chanson de Sonia, les œuvres d'art, le musée des parfums...
Aussi, dans les méandres de son inconscient, Ocho (ou Lucio Castro ?) se pose-t-il des questions existentielles qui nous concernent tous, quelle que soit notre sexualité : le couple, le sexe, la paternité, la création artistique, la solitude, les choix et les regrets, etc....A chacun de trouver sa réponse. Et ce premier film intrigant d'ailleurs ouvre des portes qu'il ne referme pas. Une œuvre ouverte !