Films
Los silencios
« Je ne peux pas croire que vous êtes vivants »
Le spectateur est embarqué sur le fleuve Amazone pour une destination inconnue. Les sons ambiants sont forts, la végétation grince et la faune se manifeste. Cette phrase marque la fin de l'incipit et situe la narration dans le temps et l'espace. La nuit est noire et la lune peu éclairante. Le film débute par la traversée de ce tunnel obscur et humide, à la frontière entre la Colombie, le Brésil et le Pérou. La bande son est là pour être entendue, au naturel (nous applaudissons toute l'équipe des ingénieurs : Gustavo Zysman Nascimiento, Fernando Henna, Daniel Turini, Jean-Guy Véran). L'absence de bruits familiers amplifie l'étrangeté de l'atmosphère. Nous sommes aussi avec les déplacés sur la pirogue, une femme et ses deux enfants. Nous découvrons avec eux ce milieu qui sera leur refuge bien que très instable. L'eau et sa faune marine et reptilienne sont présents partout sur l'Ile de la Fantasia (près de Leticia, La Playa). Vient le jour. La lumière est aussi dense que le noir. Tous les habitants vivent dans des maisons sur pilotis, vont à l'école, travaillent, se réunissent. Ils tâchent de s'entraider pourvu que la sécurité soit assurée pour tous. Amparo (Marleyda Soto, cf. Oscuro animal de Felipe Guerrero en 2016, La tierra y la sombra en 2015, etc.), Nuria (María Paula Tabares Peña) et Fabio (Adolfo Savinvino) viennent d'un autre village (région du Cauca). Ils se sont sauvés des massacres perpétrés par la guerre entre les narcos, les paramilitaires et les "petroguerrilleros" (cf. Ciro y yo, Miguel Salazar, 2017).
La présence d'un quotidien à reconstruire est signe de vie. Il équilibre l'angoisse procurée par l'environnement : les nuages d'insectes, les couleuvres sous les maisons dont on parle sans les voir, les lents déplacements des eaux du fleuve, les cris inconnus d'animaux, les arbres sans feuilles, d'autres masquant tout, l'éclairage à la bougie, les fragiles cabanes, et la pluie qui tombe lourdement. La situation d'Amparo est précaire; la question de l'argent, du travail, de la scolarisation de ses enfants se pose. Elle ne peut pas se relâcher, il lui faut trouver réparation. Elle est accompagnée de sa tante (Doña Albina) et ces deux femmes répondent aux questions du chargé du conflit armé interne. Elle doit prouver le massacre de ses chers, il doit trouver les corps (« si no hay cuerpo, no hay indemnización »). A ce stade du film, le doute de voir le conflit les rattraper est là et cette situation peut être un risque pour leur intégration sur l'Ile de la Fantasia : « Los desplazados nos causan problemas », dit el Señor Presidente (Heider Sánchez).
Le réalisme-merveilleux pour lutter contre l'oubli
Comme une légende pour soulager les cœurs, pour informer, pour apprendre, Beatriz Seigner filme un espace organique aux riches mythes ancestraux et croyances indigènes. Tantôt île prolifique qui regorge de poissons et tantôt infernale car envahie par les eaux quatre mois par an. La caméra rend hommage à la nature, fixement, sans aucun travelling. Libre au spectateur de scruter les images et de s'imprégner des personnages, interprétés par des acteurs professionnels ou des habitants de la région. Lors d'une assemblée participative des villageois, tout bascule. Il s'y dénonce la guerre sans scénario: ses luttes, ses inégalités, ses injustices, ses crimes, le poids du pardon, l'émotion de la douleur. Les acteurs parlent avec leurs mots, s'expriment devant la discrète caméra, sans mise en scène :
« [...] Il n'y a pas de paix si l'inégalité persiste [...]
[...] Quatorze années se sont écoulées et on ne peut toujours pas les surmonter [...]
[...] Ce n'est pas facile de pardonner [...]
[...] Es una guerra injusta entre nosotros [...]
[...] Somos todos los hijos de los pobres [...] »
Une petite fille (Astrid Fernanda López Martínez) dans un terrain vague s'est fait chahuter par deux autres jeunes (dont Coyote interprété par Yerson Castellanos); elle annonçait déjà l'état d'esprit des villageois, déplacés ou accueillants, tous témoins d'extrêmes violences, et tous dans le deuil d'un être cher. Elle évoquait la légende des fantômes « qui se mettent dans nos corps et nous font faire de mauvaises choses ».
Alors la caméra cadre les personnages de manière très symétrique, à distance, pour mieux les entendre sans piétiner leur espace de vie (directrice de la photographie : Sofía Oggioni Hatty, monteuse : Renata Maria). Los silencios leur rend hommage dans leur dignité. Amparo trouve la réponse attendue des chercheurs de corps et un rituel constitue la fin du film (directrice artistique : Marcela Gomez, maquilleuse : Mari Figueiredo). La réalité et le merveilleux sont filmés avec beaucoup d'attention et en recourant à un élément technique expressif : le fluorescent sur les visages des personnages (cf. Carlos Reygadas, Post Tenebras Lux, prix de la mise en scène à Cannes en 2012 et l'influence avouée par la réalisatrice de Apichatpong Weerasethakul, Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, Palme d'or 2010 à Cannes). Le rituel ancestral offre alors une émotion profonde et universelle. Le spectateur regarde les êtres présents qui percent l'écran. Ils nous regardent également, sans haine ni misérabilisme, leur présence est hypnotique. La projection est inévitable, leur vérité est inégalable. Les portraits de famille recouvrent un statut et une légitimité ; ils sont là pour tous ceux qui voudraient les oublier.
Prix du jury jeune et mention spéciale du jury au festival War on screen, 2018. Prix Impact au festival de Stockholm, 2018. Film sélectionné à la présentation de la Quinzaine des réalisateurs, Cannes 2018. Film programmé le 17 mars en clôture du 2ème festival Femmes en Cinéma au cinéma Les 3 Luxembourg en présence de la réalisatrice. Sortie nationale le 3 Avril 2019.