Films
Eva ne dort pas
« Cette chienne est la mère de l’insurrection » dit la voix off du dictateur Massera, incarné par un Gael García Bernal à l’allure impeccablement glaçante. La dépouille d’Eva Perón est ici mise en scène dans les trois volets post-mortem qui ont participé à la construction de son mythe. Pablo Agüero orchestre un opéra strident et clair-obscur ravivant la mémoire au sujet de cette pasionaria, des politiciens diaboliques et de l’armée dictatoriale argentine.
Le samedi 2 avril 2016.
La construction des mythes fondateurs de la société argentine actuelle, des militaires et politiciens dictatoriaux à la mère du populisme en passant par la résistance dévouée à cette dernière, est éclairée minutieusement par le génie de Pablo Agüero. Tous les plans sont porteurs de sens comme dans un conte terrifiant, rien est inutile. La narration en flashback évolue dans une ambiance funèbre. Les décors sont essentiellement composés de clairs-obscurs, créés par l'utilisation de flammes de bougies, de briquets, d'ampoules éclairant par intermittence et de phares braqués sur celui que l’on veut faire taire : le peuple. Il est montré dévoué et méprisé à outrance au bénéfice des successifs pouvoirs dominants. Eva ne dort pas est le sourire maléfique de l’embaumeur de cette créature sacrée. Cet homme -là nous laisse vite entendre, par ses gestes érotiques, qu’Eva Perón sera la présence thaumaturgique par excellence à l’origine de cette réalisation.
La fabrication de cet être fantomatique provocateur passe également par un second élément constructif de la diatribe de Pablo Agüero : le son. Il a recours à tout un arsenal de bruits : des pas secs de militaires bottés, des planches en bois et des os qui craquent, un cercueil qui s’ouvre et se referme, des mécanismes automobiles brinquebalants, des alcools qui coulent dans des verres qui se briseront, des téléphones qui sonnent, des voix off diaboliques, des discours publics d’Eva Perón, images tirées d'archives. La bande-son attrape le spectateur, le retient dans un espace clos et lui fait rendre les armes : Eva ne dort pas est la vérité imaginée par Pablo Agüero sur les années noires d’une population terrorisée en proie aux pouvoirs plus manipulateurs les uns que les autres.
Le film est aussi une cérémonie funèbre, nocturne et chorégraphiée par un montage cinématographique accusateur. Les plans-séquences intérieurs fixes, parfois très serrés sur les personnages, donnent l’impression de séquestrations répétées comme pour la conversation sadique entre le lieutenant-colonel Koening (incarné par le spectaculaire Denis Lavant, transporteur déterminé de la dépouille et protecteur monstrueux du gouvernement de Aramburu) et un jeune soldat dans une camionnette. Ils côtoient des plans de corps fragmentés et des images d’archives montrant des épisodes historiques clefs des vingt-cinq années qui ont suivi la mort d'Eva Perón. Pablo Agüero réunit toutes les pièces de sa mémoire comme pour faire de ce puzzle cinématographique l’expression fantastique de son dégoût envers les puissants qui ont dévasté le pays.
Eva ne dort pas est le défilé grotesque de cadavres, présents ou absents, de personnages historiques avides de mysticisme. Pablo Agüero relève son défi cinématographique avec virtuosité et libère la mémoire car, comme il le fait dire à un jeune soldat, c’est elle qui commande.